Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 74.djvu/418

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

répondait pas toujours à ses efforts. Le prince Gortchakof était un allié exigeant, ombrageux. Le caractère et le tempérament des hommes d’état varient à l’infini. Il en est de craintifs, d’irréfléchis et de téméraires, de chimériques et de réalistes : le prince Gortchakof était rancuneux. Il avait introduit dans la politique un élément dangereux : le ressentiment. C’est par ressentiment qu’il avait laissé écraser l’Autriche en 1866 ; c’est par ressentiment que, en 1870, il devait assister impassible au démembrement de la France. « j’ai beau consulter, disait-il à notre ambassadeur pour colorer son évolution vers la Prusse, le bilan de nos rapports avec le cabinet des Tuileries; le nom de la France ne se retrouve nulle part, tandis qu’à chaque colonne, je vois figurer à l’actif le nom de la Russie. » Ses griefs étaient fondés sans doute ; nous avions oublié, en 1863, lors de l’insurrection de la Pologne, les services que le cabinet de Pétersbourg nous avait rendus en 1859 lors de la guerre d’Italie. Mais, en produisant son inventaire, qui, disait-il, se soldait tout à son désavantage, il oubliait la conduite de la France lors de la guerre de Crimée. Elle méritait cependant de figurer à son bilan. Jamais un pays maltraité par le sort des armes ne s’était trouvé, comme la Russie, en face d’un vainqueur plus préoccupé de la seule pensée de ménager sa dignité, de le relever à ses propres yeux et d’atténuer les conséquences de sa défaite[1]. La Russie s’est trouvée depuis aux prises avec de plus dures exigences, et le prince Gortchakof, dans les comptes courans qu’il ouvrait à d’autres puissances, a pu constater des déficits plus graves que ceux qu’il relevait si amèrement en 1867.

La France a de vives sympathies pour la Russie ; elle déplore son effacement en Europe, elle est impatiente de la voir reprendre dans les conseils de la diplomatie son prestige et son ascendant. Elle n’oublie pas les services que le cabinet de Pétersbourg lui a rendus en 1859 et en 1875; elle rend hommage à la sagesse et à l’esprit libéral dont Alexandre II s’est inspiré au début de son règne, à ses efforts pour se réconcilier la Pologne, à l’émancipation des serfs, à ses réformes administratives et financières, mais quelle que soit son admiration pour la politique intérieure du tsar, il lui est difficile de ne pas se rappeler l’hostilité qu’il lui a témoignée en 1870, l’action paralysante qu’il a exercée sur l’Autriche, le Danemark et l’Italie, les récompenses qu’à chacune de nos défaites, sans égards pour nos infortunes, il prodiguait aux chefs des armées allemandes, et les télégrammes qu’il échangeait avec le roi Guillaume. Mieux eût valu, pour les intérêts de notre défense, une

  1. La Politique française en 1866.