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guerre franchement déclarée qu’une neutralité aussi perfidement, aussi cruellement exercée.

Le vice-chancelier se plaignait de l’attitude de nos agens en Orient, si peu conforme, affirmait-il, à notre entente; il était jaloux de notre intimité avec le cabinet de Vienne et récriminait contre l’Autriche. «Je suis indigné contre Beust, nous disait-il; pour nous brouiller, il soulève des complications en Turquie et nous en rend responsables. Je lui renvoie l’accusation ; les convoitises ne sont pas de notre côté, mais du sien ; nous ne poursuivons aucune extension territoriale, tandis qu’il voudrait s’annexer la Bosnie et l’Herzégovine. C’est un « caméléon ; » personne en Orient n’a varié plus que lui, il a passé d’un pôle à l’autre. Ne nous a-t-il pas proposé, d’initiative, sans la moindre incitation de notre part, la révision du traité de Paris[1], dont il se constitue aujourd’hui le plus ardent défenseur? Le jeu qu’il joue ne saurait tromper personne, et j’espère bien qu’il ne réussira pas à jeter du froid entre nous. Vous n’avez pas à vous plaindre de mes exigences; j’use de tous les ménagemens pour ne pas vous être désagréable ; je ne formule que des propositions inoffensives. Mais le voile dont je couvre notre retraite dans l’affaire de Candie est à peine assez épais pour nous sauver du ridicule. Le temps d’arrêt dont souffre notre action commune en Turquie m’est d’autant plus pénible qu’il me constitue ici un échec personnel. Vous savez contre quelles attaques j’ai à me défendre, quel est mon isolement lorsque je plaide en faveur d’une intimité politique avec la France. »

M. de Moustier ne pouvait rester insensible à ces doléances et compromettre, par une plus longue inaction à Constantinople, les relations amicales qu’il avait eu tant de peine à consolider. Il télégraphia à notre ambassadeur, qui ne s’entendait pas toujours avec son collègue de Russie, de modifier son attitude et de faire sans retard à la Porte la déclaration collective convenue entre les deux gouvernemens dans le pro memoria qu’ils avaient échangé à Paris. M. Bourée était un agent brillant, il avait fait sa carrière dans le Levant, il était initié à tous les détours des affaires orientales. Il restait fidèle à nos traditions, il défendait la Porte contre de dangereuses

  1. Le comte de Beust, à son entrée au pouvoir, dans l’espoir de détacher la Russie de la Prusse et de se la concilier, avait pensé qu’il serait de bonne politique de relever le cabinet de Pétersbourg des clauses humiliantes de la paix de Paris; mais ni l’empereur Alexandre, ni son ministre ne pouvaient oublier l’ingratitude du cabinet de Vienne pendant la guerre de Crimée; ils lui témoignaient leurs ressentimens en toute circonstance. Ils applaudissaient à ses revers en 1865, et si, en 1875, le comte de Bismarck s’était associé à leurs desseins, l’Autriche eût été menacée dans son existence.