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M. de Chateaubriand, gentilhomme breton, comme M. de Kersaint, libéral autant que lui, sinon comme lui, triomphant aux Tuileries, l’un des auteurs de la restauration, et le premier des écrivains de son temps, fort occupé de Mme de Duras, devait naturellement tenir le premier rang dans sa société. Il réunissait toutes les conditions pour devenir l’idéal de la maîtresse du logis, dont l’admiration déjà prononcée datait d’ailleurs d’assez loin. Je me souviens, en effet, au moment même où j’écris ces lignes, que six ou sept ans avant la restauration, en plein régime impérial, ayant en l’honneur de passer deux jours au château d’Ussay, où Mme de Duras résidait avec son mari et ses deux filles, elle me lut, avec un enthousiasme que je partageais sincèrement, le fameux article du Mercure qui pensa faire arrêter son auteur. Il était donc chez elle le personnage en évidence, et, chose digne de remarque, dès cette époque, c’est-à-dire au plus haut faite de sa réputation, maître du terrain, enivré de gloire et d’espérance, il était déjà ce que nous l’avons vu dans ses jours d’adversité et de décadence, rogue et dédaigneux, étalant avec complaisance une personnalité naïve presque jusqu’au cynisme, une vanité envieuse, amère et morose, mécontent de tout, de tout et de chacun ; il était déjà l’homme des Mémoires d’outre-tombe.

Ce n’était pas chez Mme de Staël que je voyais le plus souvent M. de La Fayette ; il habitait sa terre de La Grange et ne venait à Paris que par intervalles. Quand il y venait, j’allais le voir chez lui. Je le rencontrais chez M. de Tracy et chez plusieurs de ses amis ; M. d’Argenson avait renoué avec lui une liaison longtemps interrompue. Je l’aimais et l’admirais beaucoup ; j’entrais, à plein cœur, dans ses sentimens, ce qui me rendait un peu plus libéral que Mme de Staël ne le désirait, et me donnait, dans le monde, la réputation d’ennemi de la maison de Bourbon ; il n’en était rien, du moins de ma part, et pas encore de la sienne ; non seulement, en effet, il ne fut pour rien dans le 20 mars, il n’était pas bonapartiste, mais il ne fut pour rien dans le complot que Fouché, le comte d’Erlon, Lefebvre-Desnouettes et les frères Lallemand dirigeaient en sens opposé au 20 mars.

N’écrivant point de l’histoire, je ne fais pas non plus de portraits. Celui de M. de La Fayette a d’ailleurs été tracé de main de maître par M. Guizot ; je n’y vois rien à reprendre, sinon que le singulier mélange de l’aristocrate et du démagogue n’y ressort peut-être pas assez en saillie. Il fallait aimer M. de La Fayette pour lui-même, ce qui du reste était facile, car on ne gagnait rien à être de ses vrais amis ; il ne faisait guère de différence entre un honnête homme et un vaurien, entre un homme d’esprit et un sot ; il ne faisait de différence qu’entre celui qui lui disait et celui qui ne lui disait pas ce qu’il disait lui-même. C’était un prince entouré de gens qui le