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contemporains, — ils étaient des artistes, des observateurs et des poètes, dans la plus haute acception du terme, sublimes à force de minutie intelligente. Le perfectionnement de la peinture à l’huile a été pour eux un moyen, non un but, et comme l’a excellemment dit le marquis de Laborde, l’importance de ce perfectionnement s’est confondue avec le retentissement produit par les chefs-d’œuvre des deux frères.

Avec une vue très nette des avantages de la peinture flamande, les Italiens se sont, avant tout, efforcés de lui dérober le secret de sa supériorité picturale proprement dite, l’art d’envelopper les objets, de les noyer dans une lumière tour à tour discrète et éclatante, de donner de la profondeur aux compositions au moyen de dégradations de tons, en un mot, l’art de produire sur une surface plane l’illusion de la réalité. Peu à peu ces tours de force l’emportent sur l’interprétation normale et loyale du sujet : je pourrais citer tel tableau vénitien signé du nom le plus illustre, par exemple, le Saint Jérôme attribué à Jean Bellin, où la reproduction des objets inanimés et la recherche du clair-obscur forment le premier des soucis de l’artiste, où les personnages ne sont plus que l’accessoire. La peinture de nature morte ne tarde pas à prendre naissance, et, circonstance digne de remarque, c’est un Vénitien précisément, Jacques de Barbari, qui nous en a laissé le plus ancien spécimen, la perdrix accrochée à un clou en compagnie d’un gantelet de fer, au musée d’Augsbourg.

Il n’aurait pas été permis de passer sous silence ces emprunts ; mais il importe également de n’en pas exagérer la portée. Si les Italiens de la première renaissance ont profité des leçons des Flamands, il n’en est pas moins certain que, même sans elles, obéissant à une loi historique, ils auraient porté l’interprétation de la réalité à sa suprême perfection. Par l’affranchissement absolu de toute tradition et de toute convention, certains chefs-d’œuvre de Donatello, par exemple les bustes de Niccolò da Uzzano, au musée national de Florence, et de Saint-Laurent, dans la sacristie de l’église du même nom, ou encore les gardiens du tombeau, dans la Résurrection du Christ, de Piero della Francesca, à Borgo San Sepolcro, paraissent des ouvrages du XIXe siècle, non du XVe, tout comme les étonnans portraits de Jean Van Eyck, l’Arnolfini de la Galerie nationale de Londres, l’Homme à l’œillet, du musée de Berlin. Nulle réminiscence des types contemporains, nul vestige d’archaïsme : les auteurs ont fait abstraction de leurs habitudes, de leurs tendances, on serait tenté d’ajouter de leur personnalité, pour représenter la physionomie humaine avec l’implacable rigueur et la souplesse illimitée de l’appareil photographique.