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On racontait qu’aux enfers Pythagore avait vu l’ombre d’Hésiode enchaînée à une colonne d’airain et celle d’Homère pendue à un arbre au milieu de serpens, en expiation de leurs outrages envers les dieux. Sur la terre, Platon et Héraclite humilièrent le chantre d’Achille : l’un le chassa de sa république, l’autre l’excluait des concours et aurait voulu qu’on le souffletât à cause de son impiété. Homère ne représente donc pas le temps de la foi naïve ; avec lui commence, sinon la révolte de l’esprit, du moins l’insoucieuse irrévérence qui mènera plus tard à la négation. Déjà ses héros ne craignent pas de combattre les immortels. Ajax s’écrie : « Avec les dieux, le lâche même peut vaincre ; moi, je me passerai d’eux ; » et il repousse l’assistance de Minerve. Un personnage d’Eschyle répond aux Argiennes qui le menacent de la colère de leurs protecteurs divins : « Je ne crains pas les dieux de ce pays et je ne leur dois rien. »

Bien que, dans l’Iliade et dans l’Odyssée, les puissances célestes se mêlent incessamment à la vie des héros, les deux poèmes sont, par-dessus tout, la glorification de la force, du courage et de la souplesse d’esprit des humains. S’ils montrent les dieux ayant sur la terre des amitiés et des haines, protégeant les uns, poursuivant les autres, c’est pour des actes qui, parmi les hommes, eussent fait naître la faveur ou la colère : aucun d’eux ne joue le rôle de Satan ou d’Ahriman. Eschyle a bien tracé un portrait hideux des Erinnyes : « chiennes enragées de l’enfer, dont les yeux distillent du sang, horribles à voir, même pour les bêtes sauvages, » mais entre elles, qui ne poursuivent que des coupables, et Satan, qui travaille à perdre l’humanité, la différence est grande. Il est, lui, le génie du mal, et elles sont la justice divine. Le ciel de la Grèce n’est donc pas assombri par les monstrueuses apparitions qui ont rempli d’autres cieux et jeté sur la terre tant de pieuses terreurs ; la dernière parole des mourans exprime le regret de « quitter la douce lumière du jour. » Homère est heureux au milieu des combats et le Grec au milieu de la vie.

Cette joie de vivre, que le Grec moderne a gardée, n’avait pas été le partage de ses premiers aïeux. Au temps de ceux-ci, la lutte pour l’existence était trop rude et leur religion ne pouvait être riante comme elle le fut plus tard sur les beaux rivages de l’Ionie. Celle des premiers Hellènes, résultat de l’influence des lieux où elle prit naissance et se développa, ne fut à l’origine qu’un naturalisme grossier ; quand les dieux, se détachant des élémens au milieu desquels ils étaient confondus, devinrent des êtres vivans et passionnés, la trace de leur premier caractère demeura reconnaissable jusqu’au milieu du riche développement de la mythologie hellénique.