Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 74.djvu/669

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

produire l’harmonie constante du plaisir ou de la peine avec la conservation de l’espèce. Allons plus loin : la sélection mécanique n’est-elle pas également insuffisante à expliquer la première origine du plaisir et de la douleur, même chez les espèces les plus infimes ? Le darwinisme porte exclusivement sur le mécanisme extérieur des choses déjà existantes, sur les rapports d’élémens une fois donnés. On comprend fort bien que le hasard amène dans la structure des organismes tels et tels accidens heureux, telles variations favorables à l’espèce ; mais peut-on se figurer la sensibilité au plaisir ou à la douleur comme un accident de ce genre, comme une nouveauté due à une combinaison fortuite d’élémens insensibles ? N’y a-t-il là des élémens qui se rencontrent comme les atomes de Démocrite et se combinent pour produire les plaisirs ou les peines, étincelles fugitives jaillies de leur choc ?

Non-seulement l’existence même du plaisir et de la douleur, comme faits d’ordre mental, reste inexplicable au darwinisme, mais leur relation primitive avec la vie n’est pas elle-même complètement expliquée. Est-ce seulement par hasard que le plaisir s’est trouvé lié aux actions utiles et en quelque sorte vitales ? Faut-il pousser le darwinisme jusqu’à concevoir une sorte de jeu de dès où les circonstances fortuites et extérieures détermineraient seules la liaison du plaisir avec la vie ? Ou ne doit-il pas exister entre les deux un lien plus profond et plus intime, indépendant de la sélection qui le diversifie et le perfectionne, mais ne le crée pas ? — Nous allons voir que ce lien existe en effet, et qu’il existe avant l’influence extérieure de la sélection naturelle. C’est donc à la physiologie et à la psychologie qu’il faut demander la raison primitive d’où résulte la connexion du sentiment avec la vie. Voyons d’abord ce que la physiologie nous apprendra sur ce sujet et quelle est la limite de ses explications.


II

Les interminables discussions sur les causes physiologiques du plaisir et de la douleur proviennent de ce qu’on raisonne trop sur des organismes déjà développés, sortes d’états centralisés et complexes. Ce qu’il faudrait savoir, — mais ce qu’il est le plus difficile de savoir au juste, — c’est ce qui, dans une cellule ou un nerf, cause le rudiment du plaisir ou de la peine, pour s’étendre ensuite à l’ensemble du corps vivant.

Les élémens nerveux, — tubes ou cellules, — sont constamment le théâtre d’un double travail chimique : un « travail négatif » de réparation, qui consiste dans la formation de composés albuminoïdes très complexes, et un « travail positif » de dépense,