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appelait « le passage à une perfection plus grande ; » nous n’avons conscience de la peine que si nous percevons un changement en pire, un passage à une perfection moindre : « C’est pourquoi, dit M. Schneider, le plaisir n’arrive à la conscience qu’à travers le manque de plaisir, à travers la souffrance, et celle-ci, à son tour, n’arrive à la conscience qu’à travers le manque de souffrance, à travers le plaisir. » M. Schneider identifie de cette manière, sans aucune preuve et contre toute preuve, l’absence de plaisir avec la douleur, l’absence de douleur avec le plaisir. De plus, il oublie, avec Kant, qu’un changement en mieux peut avoir lieu d’un plaisir moindre à un plaisir plus grand, — de l’allégro d’une symphonie de Beethoven à l’adagio, — et ainsi de suite. Enfin il s’enferme avec Kant dans ce cercle vicieux : — Il faut souffrir pour pouvoir jouir et jouir pour pouvoir souffrir ; comment alors arrivera-t-on soit au plaisir, soit à la souffrance ?

La théorie de Schopenhauer s’enferme aussi dans ce cercle et de même la théorie de M. de Hartmann. Ce dernier, corrigeant en partie Schopenhauer, reconnaît qu’il y a des plaisirs directement sentis, non subordonnés à la suppression de la peine ; mais, par une étrange contradiction et pour nous démontrer en dépit de tout notre misère, il soutient que la douleur tombe seule directement sous la conscience, tandis que le plaisir n’y peut tomber qu’indirectement : le plaisir est donc directement senti d’une manière inconsciente, mais il n’est qu’indirectement conscient. C’est que, à en croire M. de Hartmann, la conscience est « l’étonnement de la volonté » devant une chose qu’elle n’a pas voulue et qui lui révèle tout d’un coup sa dépendance. Il en résulte que ce qui contrarie la volonté, et par cela même l’étonné, ne saurait jamais échapper à la conscience : tel est le privilège de la douleur, cette violence faite au vouloir ; c’est ce qui lui assure la supériorité dans la balance des biens et des maux. Au contraire, « la satisfaction de la volonté échappe par elle-même à la conscience, » parce qu’elle ne produit aucun étonnement ; la volonté ne ressent que les satisfactions qui provoquent, par le contraste même, le souvenir d’expériences tout opposées : la comparaison, le souvenir, le raisonnement. Voilà, d’après cette doctrine, bien des cérémonies nécessaires pour jouir ! Il en résulte que les êtres inférieurs sentent la souffrance avec une impitoyable nécessité, tandis que les êtres supérieurs peuvent seuls accomplir les formalités intellectuelles nécessaires pour participer au plaisir. Cette théorie fantastique imagine arbitrairement des plaisirs sentis d’une manière inconsciente, comme si on pouvait jouir sans avoir au moins la conscience spontanée de jouir. En admettant même qu’un contraste soit nécessaire pour une conscience relevée et réfléchie de plaisirs, n’y a-t-il pas un contraste