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En absorbant l’activité tout entière dans l’inquiétude, dans le besoin, dans la « faim, » M. Rolph n’a vu que la moitié de la vérité. Il n’a pas assez insisté sur la contre-partie de la faim et de la nutrition, qui est le dégagement de la force et le mouvement. Comme Darwin, dont il voulait cependant perfectionner la doctrine, il a considéré surtout l’entretien et le développement des organes, non leur exercice et le développement de leurs fonctions. La faim, considérée par lui comme le sentiment primitif et universel, a pour objet l’appropriation de matériaux venant du dehors : elle est une force de concentration et d’absorption en soi ; mais, nous l’avons vu, la nutrition et la restauration des organes, qui ne font qu’emmagasiner des forces de tension par un travail « négatif, » ne sont pas la vraie source des plaisirs positifs ni des douleurs positives. C’est en dépensant l’énergie des matériaux déjà appropriés que nous éprouvons plaisirs et douleurs ; alors aussi se produit le développement de l’être, révolution vers des conditions de vie nouvelles ; alors l’être vivant réagit sur le milieu, et le milieu même se modifie par le pouvoir croissant de l’être. Il y a donc dans la nature animée un développement du dedans au dehors, non pas seulement une sorte d’enveloppement et d’absorption du dehors par le dedans. L’acquisition même et la restauration des tissus, auxquelles M. Rolph accorde une importance trop exclusive, supposent déjà une certaine activité, un élan antérieur de la vie manifestée par le mouvement : il est plausible d’admettre sous ce mouvement vital, avant la peine rudimentaire causée par la résistance extérieure, le rudiment de plaisir attaché à l’action intérieure.

L’étude qui précède nous parait aboutir à des conséquences non moins importantes pour la théorie des mœurs que pour la théorie de l’homme et celle du monde ; résumons-les en formules succinctes.

La première conséquence, c’est que la sélection naturelle, procédé tout mécanique et extérieur, présuppose un principe interne d’évolution, trop négligé par Darwin. Ce principe est une activité capable de jouir et de souffrir. La seconde conséquence, c’est que le plaisir est immédiatement lié à l’action, le bien-être à l’être et au déploiement de la vie ; la douleur, au contraire, n’est liée qu’à la résistance venue du dehors. D’où il suit qu’en nous la douleur n’est pas, comme l’ont cru certains pessimistes, le principe même de l’action intérieure et du vouloir, mais seulement celui de la réaction sur le monde extérieur.

Ces résultats de la science psychologique, étendons-les à la théorie générale du monde : nous pourrons en induire que le moteur unique de l’évolution universelle n’est pas la peine. C’est seulement à l’origine de l’évolution chez les êtres vivans que le malaise, la