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amassée. Je consens à l’entretenir pendant tout le temps de ses études, jusqu’à ce qu’il ait un gagne-pain, mais je ne lui fournirai que le nécessaire, je n’entends pas faire les frais du culte qu’il lui plaît de rendre à la Vénus aux camélias. Cette divinité très coûteuse et très rapace ne saura jamais de quelle couleur sont mes écus. » On ne pouvait s’entendre ; si les reproches étaient fondés, les refus ne l’étaient pas moins.

Pendant un séjour de quelques mois qu’il fit à Londres, Heine se permit de jouer au banquier cinquante fois millionnaire un tour qui faillit les brouiller. Il était parti le gousset bien garni ; mais pour la forme et par surcroît de précaution, il obtint que son oncle lui donnât pour la maison Rothschild une lettre de crédit de 400 livres sterling, qui devaient servir à le bien poser et qu’il s’engageait à ne point encaisser. Vingt-quatre heures après son arrivée, elles avaient déjà passé dans sa poche. A quelques jours de là, le baron Nathan de Rothschild écrivait à Salomon Heine pour le remercier du plaisir qu’il avait eu à faire la connaissance d’un jeune et célèbre poète, à qui sa maison avait eu l’honneur de payer 400 livres sterling. Le vieillard entra dans une violente colère : « Que le diable emporte Rothschild ! s’écriait-il, et ses plaisirs et ses honneurs et les gens qui jettent mon argent par les fenêtres ! » Quand le jeune dissipateur fut de retour, il eut des comptes à rendre, et l’explication fut vive, orageuse. Au cours de ce débat, il prononça cette parole mémorable : « Tu devrais savoir, mon cher oncle, que ce qu’il y a de mieux dans ton affaire, c’est le droit que tu as de porter mon nom. — Ma parole ! disait de son côté l’oncle chagrin, ce garçon se fait un mérite et une vertu de ne pas exiger de moi des honoraires pour chaque ligne des lettres qu’il daigne m’écrire. » Toutefois, il le reçut à merci, et, jusqu’à sa mort, il lui servit une pension. Le payeur la trouvait trop grasse, le pensionné la trouvait trop maigre, tant leurs opinions étaient inconciliables. Chacun faisait son métier, chacun enrageait d’avoir raison.

Ce sont les impressions de leur jeunesse qui décident de la destinée des poètes ; Heine en est la preuve. Sa cousine Amélie lui avait inspiré ses premiers chants d’amour ; le malheur d’être né juif dans un pays où le juif était regardé comme une race inférieure lui inspira ses premiers cris de guerre, éveilla en lui l’esprit de rébellion, la haine des bigots, des hypocrites, des teutomanes, et fit de ce lyrique un poète militant, toujours prêt à quitter sa mandoline ou sa harpe pour emboucher la trompette des combats. Ses derniers biographes ont raison d’insister sur les souffrances que causèrent à son orgueil l’insolence du chrétien et l’attitude trop soumise des enfans d’Israël, qui s’abandonnaient à leur sort et consacraient l’injustice par le silence de leur résignation. Il lui en coûtait d’appartenir à un peuple honni, traqué par la police, méprisé des grands de