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ce monde et des cafards. Il était né sous le régime de la loi française, et la France avait émancipé les juifs de Dusseldorf. Après la guerre d’indépendance, on les fit rentrer dans leur antique servitude. A Francfort, on les parquait dans leur ghetto comme un vil bétail ; en Prusse, on les excluait de toutes les fonctions, de toutes les charges ; sauf la médecine, on leur interdisait l’exercice de toute profession libérale. Il a raconté lui-même ce qui se passa dans son âme d’enfant un jour qu’il baisa sur la bouche la fille d’un bourreau, Josepha ou Sefchen, qui lui avait pris le cœur par ses grâces un peu sauvages : « Je l’embrassai, dit-il, non-seulement pour obéir à un tendre penchant, mais pour jeter un défi à la vieille société et à ses sombres préjugés, et, dans ce moment s’allumèrent en moi les premières flammes des deux passions auxquelles j’ai consacré toute ma vie, l’amour pour les belles femmes et l’amour pour la révolution française, pour le moderne furor francese, dont je fus saisi, moi aussi, en combattant les lansquenets du moyen âge. »

Ce poète militant ne se piquait pas d’être un héros, il en convenait lui-même ; si peu modeste qu’il fût, il eut toujours cette sincérité qui est le sel des grands talens. « C’est une chose fatale, écrivait-il à son ami Moser, que chez moi l’homme soit régi par le budget. La disette ou l’abondance des espèces n’a pas la moindre influence sur mes principes, elle n’en a que trop sur mes actions. Oui, grand Moser, Henri Heine est très petit. Ne me mesure pas à l’aune de la grande âme, la mienne est en comme élastique, et tantôt elle s’allonge jusqu’à l’infini, tantôt elle se ratatine, se réduit à rien, verschrumpfl oft in’s Winzige. » Quand il eut reconnu que, pour arriver à quelque chose dans le royaume de Prusse, il devait abjurer la religion de ses pères, il se fit petit, il plia les épaules. Le 28 juin 1825, peu de jours avant de soutenir ses thèses pour passer docteur en droit à l’université de Goettingue, il reçut le baptême et entra dans la communion de l’église évangélique. D’autres juifs l’avaient fait avant lui ; il enveloppait Henri Heine et tous ces renégats dans la même réprobation. « Cohn, écrivait-il de Hambourg, le 14 décembre de la même année, m’assure que Gans prêche le christianisme et travaille à convertir les enfans d’Israël. S’il le fait par conviction, c’est un fou ; s’il le fait par hypocrisie, c’est un drôle. J’aimerais mieux, en vérité, avoir appris qu’il a volé des cuillers d’argent… Je le jure que si les lois autorisaient le vol des cuillers d’argent, je ne me serais pas fait chrétien. »

Il avait avalé ce calice d’un trait et jusqu’à la lie ; l’amertume lui en resta longtemps aux lèvres, longtemps il en eut le déboire. Mais il était dans sa nature de s’en prendre aux autres plus qu’à lui-même des défaillances qu’il se reprochait ; il se vengea de son humiliation et sur Jéhovah, le Dieu méprisé qui ne savait pas se faire respecter, et sur