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l’ingratitude, et il n’est aucun de ses amis qu’un jour ou l’autre il n’ait égratigné ou mordu jusqu’au sang.

L’indépendance et les audaces de son esprit lui valurent plus d’ennemis encore que la versatilité de son humeur. Quand on se reporte au temps où parurent les Reisebilder, au régime de compression et de tutelle policière que M. de Metternich fit peser sur l’Allemagne entre 182 0 et 1830, il est aisé de comprendre que ce livre ait fait époque. On chantait alors aux peuples, pour les endormir, ce que Heine appelait « la vieille chanson des renoncemens. » Un coq à demi gaulois, battant l’aile, dressant sa crête, poussa tout à coup ce cri perçant qui chasse la nuit ; tous les paillers d’alentour le répétèrent, et l’on vit les peuples allemands, mal endormis, remuer dans leurs grands berceaux. De ce jour, Heine fut suspect à tous les gouvernemens de son pays comme à la diète de Francfort ; prose ou vers, la censure s’acharna sur ses livres, elle y trouvait partout quelque chose à rogner ou à tailler. Cela n’empêcha pas le coq de chanter et de se faire entendre ; il s’était réfugié en lieu sûr, on ne pouvait l’étrangler.

Mais les libéraux, qui l’avaient acclamé comme l’apôtre des idées nouvelles et d’un évangile de liberté, ne l’admirèrent pas longtemps sans réserve. On se prit à douter de sa vocation apostolique et de la solidité de ses convictions ; il avait trop de gaîté pour un prêcheur, trop d’esprit pour un tribun. Les teutomanes lui reprochaient d’aimer passionnément la France et le grand empereur. Wolfgang Menzel, « qui croquait tous les jours au moins une demi-douzaine de Français, et finissait ses repas en avalant un juif pour se rincer la bouche, » le dénonçait comme un patriote douteux, comme un impie détracteur des vieilles vertus germaniques. La jeune Allemagne, après l’avoir proclamé son chef, ne tarda pas à se brouiller avec lui. La démocratie lui plaisait, il goûtait peu les démocrates, et il exigeait que l’athéisme fût de bonne compagnie. Il éprouvait une invincible aversion « pour le règne des justes et des sots en littérature, pour les inepties vertueuses, pour les grandes convictions qui bredouillent, pour les poètes qui font des muses les vivandières de la liberté et qui n’ont eux-mêmes aucune liberté d’esprit, pour les philistins de la démagogie, dont la vieille queue est mal cachée sous leur bonnet rouge, pour toute la race des insectes enragés, bourdonnant avec colère et distillant sur le nez des despotes leur petite fiente de mouche. » Il ne voulait et ne pouvait être d’aucun parti, il ne consentait pas à se laisser encadrer. Au génie de l’ingratitude et de l’irrévérence il joignait la fureur de l’indiscipline, et son merveilleux bon sens autant que son imagination fantasque l’empêchaient de se donner à personne.

Longtemps l’Allemagne a renié ou boudé son poète ; elle affectait