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commandement. Enfin, de son éducation première, il avait reçu cette culture générale d’esprit, ce goût des lettres et des sciences qu’il ne perdit jamais, cette aptitude universelle à comprendre, cette ouverture d’intelligence qui le distinguent si particulièrement entre les hommes de guerre, et que je ne sache pas que l’on ait revue depuis, si ce n’est dans le seul Frédéric. Aussi l’éclat de ses débuts n’étonna-t-il personne de ceux qui le connaissaient ou qui l’avaient seulement approché ; je ne crois pas qu’il ait étonné son père ; je ne crois pas qu’il eût davantage étonné Richelieu, si Richelieu eût assez vécu ; et il ne doit étonner parmi nous que ceux qui n’auront pas appris dans le livre du duc d’Aumale comment se passent « l’enfance et la jeunesse d’un héros. »

Il convient d’ajouter, pour les épilogueurs, que l’un des privilèges du génie en tout genre, — et non pas le moins assuré, s’il est un des plus extraordinaires, — l’un des signes les plus certains où l’on le puisse reconnaître, est justement de pouvoir anticiper, en quelque sorte, l’expérience, et atteindre du premier coup où le commun des hommes ne se hausse, quand encore il y réussit, qu’à force de patience et de longueur de temps. Courier se moque lorsqu’il nous dit qu’un prince, « quelque génie qu’il ait reçu du ciel, » ne fait point à vingt-deux ans au débotté, le Stabat de Pergolèse ou la Sainte Famille de Raphaël ; puisque enfin ce Raphaël avait à peine l’âge de vingt ans quand il peignit son Sposalizio, par exemple, et que Mozart n’était pas entré dans sa seizième année quand il donnait son premier opéra. Ce sont là pourtant de ces sottises que l’on s’en va répétant parce qu’un homme d’esprit les a dites une fois ; et j’en connais plus d’une, malheureusement, de cette force. Mais, si de grands capitaines ont été précoces, et s’ils ont remporté des victoires au sortir du collège, il ne manque pas aussi de peintres et de musiciens qui n’ont pas attendu d’avoir des cheveux blancs pour nous donner des chefs-d’œuvre. Les exemples en abonderaient, et j’aurais plaisir à les énumérer, s’ils n’étaient dans toutes les mémoires. Le génie lui-même n’improvise rien ; et la nature, pas plus que l’art, « ne fait tout à coup tous ses grands ouvrages ; » mais il a, si je puis ainsi dire, une avance sur le talent, et le propre de cette avance est de suppléer l’expérience, et tout le monde voit bien qu’autrement ce ne serait plus une avance.

Si je crois devoir insister sur ce point, c’est que le paradoxe dont j’essaie de débrouiller l’artifice, plus accepté qu’on ne se l’imagine, n’est pas seulement injurieux aux grands hommes ; il peut encore avoir de graves conséquences. Tous ces noms de fortune, de hasard, de fatalité, s’ils nous servent en effet quelquefois à couvrir notre ignorance, nous servent peut-être plus souvent encore à déguiser les mouvemens d’une basse envie. D’imputer une victoire à la faveur des