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et les mobiles qui ont présidé aux événemens. Un écrivain de race nous a fait connaître « le secret du roi ; » une plume autorisée nous révélera peut-être un jour « le secret de l’empereur. »

L’empereur avait vivement ressenti la mort du comte de Cavour ; il déplorait sa disparition, plus que jamais, depuis que l’Italie méconnaissait ses intentions et le payait d’ingratitude. Il se plaisait à croire que ce grand esprit eût compati à ses embarras, qu’il eût contenu les passions et trouvé une solution au problème romain si intempestivement soulevé par sa politique. Napoléon III mêlait le sentiment à la diplomatie et se préparait ainsi de pénibles désenchantemens. Victor-Emmanuel, si rond d’allures, si démonstratif, si prodigue d’assurances, lui inspirait une égale confiance. Il se persuadait qu’il resterait fidèle aux souvenirs de Solférino et que jamais il ne démentirait sa parole ; il lui prêchait la modération et s’adressait à sa sagesse. Il s’exagérait son autorité en s’imaginant qu’il pouvait, comme lui, décider de tout sans contrôle. Il oubliait qu’en sa qualité de souverain constitutionnel il ne lui était pas permis d’engager l’état sans l’assentiment de ses ministres et de son parlement.

Le roi avait d’ailleurs perdu de son prestige ; on rendait toujours hommage à sa vaillance, sa bravoure était légendaire, mais on discutait ses actes, sa conduite, on se plaignait de sa condescendance envers la France, on lui reprochait de trop se désintéresser des affaires, de subordonner la politique à la chasse et à des distractions équivoques. On ne le connaissait guère ; son effacement n’était qu’apparent. Il disparaissait et rentrait en scène toujours à propos, lorsqu’il s’agissait de faire prévaloir les intérêts de sa couronne. Il avait peu de culture, mais de l’esprit naturel. Il variait ses plaisirs « et les choisissait assez bas pour qu’ils n’eussent pas d’empire sur son âme. » Volontiers il faisait passer pour siennes les conceptions de ses ministres. Il savait ce qu’il voulait, et, lorsque ses résolutions étaient prises, il n’éprouvait ni les indécisions ni les regrets qui les affaiblissent. Sa politique était celle de sa maison. « Je me rappelle l’histoire de mes ancêtres, » disait-il au général Pepe, qui lui recommandait de prendre exemple sur Léopold Ier, le roi des Belges. Or ses ancêtres tiraient parti de tout, des revers et des succès ; leur fidélité était intermittente, elle ne s’attardait pas dans les alliances incommodes. « La cour de Turin, disait le chevalier de Walpole dans son Testament, ne fait d’alliance qu’avec le plus offrant ; sa politique a la subtilité de l’air qu’elle respire[1]. » Marcher d’accord avec l’opinion ; tenir

  1. Testament politique du chevalier Walpole, comte d’Oxford, 1767. — Si le prince montre de temps en temps de l’ardeur pour s’agrandir, ce n’est jamais qu’en prétendant se défendre. Entre deux puissances également fortes et inquiètes, il est tantôt ami et tantôt ennemi de l’une et de l’autre ; il ne se range d’un parti qu’après avoir fait ses conditions… D’après ce système, point d’allié qui lui soit onéreux… Chez une puissance ainsi constituée, il n’est point de lien du sang que le tranchant de l’intérêt ne coupe. Aussi les égards qu’elle a pour les alliances qu’elle forme par les mariages sont-ils toujours subordonnés aux intérêts présens de l’étal. Dans la situation où se trouvent présentement les puissances de l’Italie, elles peuvent se considérer comme l’huître disputée par la maison d’Autriche et par la maison de Bourbon ; ne se pourrait-il pas que le roi de Sardaigne devint juge et partie, et laissât les écailles à ces deux puissances rivales ?