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chant qui porte l’homme à rechercher l’excitation de l’ivresse et jusqu’à l’abrutissement qui la suit, une impulsion particulière à son espèce et tout à fait analogue à celle qui lui fait aimer le sommeil que donne l’opium, les hallucinations du hachich, le léger narcotisme, calme et rêveur, que procure le tabac. Les boissons fermentées, lorsqu’elles sont de bonne qualité, ont, sur les autres modificateurs du système nerveux, cet avantage qu’elles ne sont redoutables que par leur abus, qu’elles sont bienfaisantes à doses modérées et très utiles dans certaines débilités de l’organisme. Elles sont hygiéniques, en un mot, tandis que les autres ne le sont pas. Ces avantages ont été bien souvent contestés. On s’est appuyé sur ce fait que l’eau est la boisson naturelle de l’homme et, par conséquent, la seule qui lui convienne ; mais c’est une déplorable erreur que celle qui consiste à vouloir ramener l’homme à l’état de nature. Depuis qu’il existe, tous ses efforts ont eu pour but de s’en écarter. C’est là le trait distinctif de son espèce et le privilège de sa supériorité intellectuelle. Il est aussi déraisonnable de vouloir le contraindre à ne boire que de l’eau, que de l’engager à retourner dans les grottes qui ont abrité les premiers représentans de sa race, que de lui conseiller de se couvrir comme eux de peaux de bêtes et de se nourrir, à leur exemple, de la chair des animaux sauvages, des racines et des fruits vierges encore de toute culture. Assurément il lui est possible de vivre et de se bien porter en s’abstenant de toute boisson alcoolique. On peut même devenir centenaire à ce régime-là, ainsi que va nous le prouver bientôt le savant illustre qui s’intitule modestement le plus vieil écolier de l’Europe et qui fut notre maître à tous. M. Chevreul attribue sa longévité et sa vigueur persistante à ce qu’il n’a jamais bu que de l’eau. Je crois que l’éminent chimiste ne tient pas un compte suffisant de sa riche organisation morale et physique, mais tous les hommes ne sont pas de cette trempe. Les vins généreux sont utiles aux faibles et aux convalescens. Ils conviennent aux enfans débiles, lymphatiques, aux femmes nerveuses, aux gens de cabinet. Enfin, le proverbe en a fait pour les vieillards un aliment de premier ordre. Il faut tenir compte aussi du milieu social, des habitudes transmises de génération en génération, des conditions de régime et de la vie artificielle que la civilisation nous a faite.

Je vais plus loin. On est habitué à n’admettre l’ivresse que lorsqu’elle trouble la raison et rend la marche indécise ; mais avant d’en arriver là, l’homme sobre et qui a conservé toute sa susceptibilité cérébrale, a passé par une foule de degrés dont les premiers ne sont pas sans charme et ne sont dangereux que parce qu’ils constituent une pente glissante. La gaîté expansive et spirituelle