Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 74.djvu/893

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de prostration, un malaise indéfinissable qui lui rend la reprise de ses occupations très pénible. Ses vêtemens sont humides, car il a plu la veille, il les endosse et sort en frissonnant. C’est l’hiver, le jour commence à poindre, la pluie tombe, fine et drue, sur le pavé glissant. Il fait sombre, il fait froid. L’ouvrier songe à la rude journée qui commence et à celles qui la suivront. Le passé sans joie, le présent misérable, l’avenir menaçant, tout cela flotte dans sa tête et il va devant lui, triste et découragé. Un cabaret se rencontre sur sa route, c’est le refuge. Il y entre, se fait servir un verre d’eau-de-vie et l’avale d’un trait. Alors tout change. Un sentiment de chaleur et de bien-être, une sensation de vigueur accrue remplacent le malaise de tout à l’heure ; les idées deviennent moins sombres ; les papillons noirs s’envolent avec les vapeurs de l’alcool ; le travailleur, un instant consolé, reprend le collier de misère avec un soupir de soulagement et se rend à l’atelier. Que celui-là lui jette la première pierre qui, dans sa rude vie de soldat ou de marin, n’a jamais été forcé de demander à l’alcool un soutien momentané et la force nécessaire pour continuer sa tâche. Cependant c’est là qu’est le péril. Cette eau-de-vie, prise à jeun, tombant dans un estomac vide et reposé, y cause une sensation de brûlure qui, se reproduisant tous Iles jours, ne tarde pas à amener la gastralgie, en attendant des désordres plus sérieux. Enfin, cette habitude même tout droit à l’alcoolisme. L’impression de bien-être et de réconfort, produite par le premier verre, ne tarde pas, à s’épuiser et il faut revenir à la charge ; puis vient le moment où d’ouvrier quitte son travail. S’il est garçon, il n’a pour perspective que le garni infect dont nous l’avons vu sortir le matin, et il entre dans le premier débit venu. S’il est marié et s’il a commencé à boire, c’est pis encore. Ce qui l’attend au logis, c’est la mansarde obscure et froide, la femme maussade parce qu’elle souffre, les enfans déguenillés, hâves et demandant du pain. À cette pensée, son cœur se serre et, quoique sachant fort bien que cette misère est le produit de son vice, il ne se sent pas le courage d’en affronter la vue et il retourne au cabaret. Là tout contraste avec son triste intérieur. C’est la clarté chaude et joyeuse, le bruit des verres, les rires et les propos des camarades. Il y trouve, en un mot, avec le luxe en moins, tout ce que les gens du monde vont chercher dans les cercles. Dans les cabarets, on boit, on joue, on fume, on cause, on règle les destinées du pays, et puis on boit encore, l’ivresse arrive et, lorsque la nuit est déjà avancée, l’ouvrier honteux, titubant, farouche, rentre au logis, s’irrite contre les malheureuses victimes de son intempérance et leur apporte une honte et un mauvais exemple de plus. Bientôt l’habitude s’enracine ;