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eux-mêmes, de constituer des troupeaux dont le chiffre dépasse aujourd’hui 80 millions de têtes. Les soins donnés à l’amélioration de la race en ont augmenté la valeur intrinsèque, mais sans en élever le prix, et l’on peut dire aujourd’hui que ce bétail n’a guère d’autre valeur que celle de la laine qu’il porte sur le dos, soit 2 ou 3 francs par tête, suivant la saison. On voit donc se produire ce phénomène économique d’un pâturage s’assimilant à un verger, dont les arbres n’ont d’autre valeur que celle des fruits qu’ils donnent, avec cette différence que, pour obtenir un arbre de rapport, il faut, suivant l’espèce et le climat, de trois à quinze ans, et que, pour obtenir un producteur de laine, un an suffit entre la fécondation et la première récolte.

On comprend que, dans ces conditions, l’éleveur ait procédé au rebours de son confrère européen et mis tous ses soins à améliorer le seul produit que l’acheteur lui prenne ; mais, ces soins qu’il donne à la laine le forcent à développer la structure, la santé, les conditions de bonne vie du mouton, et c’est ainsi que, malgré lui, il améliore aussi la chair dédaignée de ce bétail déprécié. Quelle importance, en effet, peuvent avoir comme consommateurs 3 millions d’habitans, pour exigeans qu’ils soient : si les bouchers des villes n’étaient pas là pour exploiter leur art comme ils le font partout, la viande se donnerait gratis à Buenos-Ayres, ville de 400,000 âmes, comme elle se donne partout dans la campagne pampéenne. Ce que nous avons dit de l’expansion numérique du gros bétail s’applique aussi à celui-ci ; la province de Buenos-Ayres, qui lui est surtout favorable, lui offre à elle seule 30 millions d’hectares, elle pourra porter 150 millions de moutons quand elle sera entièrement occupée ; les autres provinces de la république argentine en nourriront facilement cent millions ; dans dix ans, ces chiffres pourraient être atteints.

Il faut pour établir une bergerie un capital un peu plus fort et un personnel que n’exigent pas les troupeaux de bœufs ; la cabane et le parc exigent une dépense de 500 francs ; si l’on y ajoute 2,500 francs d’achat pour 1,000 brebis, et 1,000 francs pour le loyer de 200 hectares, on arrive à une bien petite somme encore. Par voie d’extension progressive, un troupeau nouveau essaimant d’un plus ancien, et les produits de celui-ci étant employés en frais de premier établissement du nouveau, tous ces petits ruisseaux arrivent à former de grandes rivières, sans qu’il soit besoin de recourir à des capitaux d’emprunt ; ainsi en est-il du personnel : un homme ou même un enfant suffit aux soins d’un troupeau. L’agriculture seule pourrait disputer aux moutons l’espace qu’ils occupent, comme elle le fait en Hongrie et dans la Petite-Russie, mais