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paraissent pas avoir conquis l’assentiment de tous les juges compétens. Le savant orientaliste reconnaît d’ailleurs que l’influence de la mythologie aryenne sur la pensée philosophique, en Grèce fut indirecte et ne s’exerça que par l’intermédiaire de la religion traditionnelle dont les poètes se firent de bonne heure les harmonieux échos. Les sages reprirent, sans le savoir, possession de doctrines, produits spontanés de l’instinct religieux en quête d’une réponse à l’énigme du monde, et leur donnèrent par la réflexion des significations à la fois précises et variées. — Même avec ces réserves, la thèse nous paraît bien absolue. Autant qu’il nous est permis d’en juger, nous n’apercevons tout d’abord entre la philosophie grecque et les croyances populaires qu’un rapport d’opposition. Les premiers philosophes combattirent l’anthropomorphisme, qui était le fond même de la religion et de la poésie. On sait les beaux vers de Xénophane contre les dieux à figures et à passions humaines ; le froid dédain d’Anaxagore, pour qui le brillant Hélios, au char enflammé, n’est plus qu’une pierre rougie ; les protestations éloquentes de Platon refusant de reconnaître la perfection divine dans les indignes peintures qu’en fait Homère. Attaquées, la religion et la poésie rendirent coup pour coup. Anaxagore faillit payer de sa vie son opinion sacrilège sur la nature du soleil. L’intolérance de l’orthodoxie religieuse recueillit contre Socrate les accusations qu’avait lancées, sans haine d’ailleurs et seulement pour faire rire, le poète des Nuées. Au dire de Platon, on rencontrait couramment chez les poètes, sur le compte de la philosophie et des philosophes, des aménités comme celles-ci : « Cette chienne hargneuse qui aboie contre son maître ; .. ce grand homme parmi les vains entretiens des fous ; .. la troupe des sages qui s’élève au-dessus de Jupiter ; .. ces contemplateurs subtils à qui la pauvreté aiguise l’esprit. » — Pour ces hommes étranges dont la pensée soulevait les mystères de l’univers et de la mort, le peuple, obstinément attachée son ignorance et à ses dieux, éprouvait une antipathie mêlée de crainte, comme celle dont pouvait être l’objet au moyen âge un Gerbert ou un Roger Bacon.

Il est bien vrai pourtant que les doctrines des premiers sages présentèrent souvent une analogie remarquable avec les imaginations cosmogoniques des poètes et de la religion. Mais cela s’explique en grande partie, selon nous, par l’identité essentielle des lois qui gouvernent le développement de la pensée spontanée et celui de la pensée réfléchie. Peut-être aussi, soit prudence, soit désir d’assurer à leurs spéculations le patronage de traditions respectées, les philosophes s’empressaient-ils de signaler après coup ces analogies. Thalès était bien aise sans doute de pouvoir invoquer en faveur du principe humide l’autorité d’un vers d’Homère.