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l’atelier de Parrhasius ou de Cliton et leur donner des conseils fort sensés sur la peinture et la statuaire ; il pourra discuter avec Pistias les qualités qui font une bonne armure, avec Théodote les moyens d’attirer ou de retenir les amans ; dans les heures de méditation intense et solitaire, lorsque, par exemple, à la grande surprise de l’armée, il passait tout un jour et toute une nuit debout et immobile, il déterminera l’idée générale d’une science des mœurs, il concevra, comme le veut M. Zeller, la nécessité d’une philosophie du concept ; il découvrira, ainsi qu’en témoigne Aristote, les discours inductifs et la définition. Pourquoi même lui contester l’honneur d’avoir entrevu l’importance métaphysique du principe des causes finales ? Pourquoi n’aurait-il pas été quelque peu physicien, géomètre, arithméticien ? Xénophon nous assure que, s’il niait l’utilité de ces sciences, il ne les ignorait pas, et Platon nous le montre lisant dans sa jeunesse et critiquant le grand ouvrage d’Anaxagore.

Personnage merveilleusement complexe, douteur et dévot, disputeur et enthousiaste, apôtre et presque sophiste, trivial de langage et tout pénétré de grâce athénienne, d’extérieur grotesque et plein d’irrésistible séduction, Socrate déconcerte l’analyse de l’histoire comme il déconcertait le jugement d’Alcibiade. Il est permis de croire qu’il ne s’est livré tout entier à personne. Il se donnait à ses disciples par le côté de lui-même et dans la mesure où il les estimait capables de devenir meilleurs avec lui. Par là peut-être s’explique la divergence des témoignages que nous ont laissés Platon et Xénophon. A celui-ci, homme d’action, agriculteur et soldat, il n’aurait révélé que la partie extérieure et prosaïquement utilitaire de sa doctrine. Avec celui-là, vaste génie spéculatif, il a pu s’aventurer un jour sur les sommets métaphysiques du bien en soi et entrevoir les premiers contours de la philosophie des idées. Qu’importe au fond, d’ailleurs, que Socrate ait été un peu plus, un peu moins philosophe et métaphysicien ? Dans l’impossibilité d’arriver à des précisions trop rigoureuses, il est équitable de lui laisser, avec un pieux souci, tout ce qu’il est possible de sa gloire. L’humanité n’a nul intérêt à éteindre ou à affaiblir, sans raison décisive, aucun des rayons qui entourent le front de ses grands hommes, et Socrate, par son rôle, par sa vie, par sa mort, est grand parmi les plus grands.

Des deux chefs de l’accusation portée contre Socrate : ne pas reconnaître les dieux de la cité, et corrompre les jeunes gens ; le second s’explique en partie par l’ascendant extraordinaire que le sage exerçait sur ses disciples et qui devait singulièrement irriter plus d’un père ignorant. Il leur enseignait, prétendait l’accusation, à outrager leurs pères en leur persuadant qu’ils étaient plus habiles qu’eux, en leur disant que la loi permet de lier son père convaincu de folie et en en donnant, pour preuve, que l’homme instruit