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a le droit d’entraîner celui qui ne l’est pas. — Et puis n’avait-il pas en pour auditeurs Alcibiade et Critias, qui avaient fait tant de mal à leur patrie ? Le maître doit être responsable de la corruption ou de la perversité de ses disciples ; s’il leur eût enseigné la justice, jamais ils ne fussent devenus injustes. — Enfin, « il excitait ses disciples au mépris des lois établies, disant que c’est folie de choisir avec une fève les magistrats d’une république, tandis que personne ne voudrait employer un pilote désigné par la fève, ni un architecte, ni un joueur de flûte. » Et l’on rapportait encore des vers d’Homère, cités avec éloge par Socrate, desquels il paraissait conclure qu’il est bien de frapper les plébéiens et les pauvres. Au fond, c’était là le grand grief. Socrate était soupçonné de former des aristocrates pleins de mépris pour la plèbe et les institutions qu’elle s’était données. Il fut victime de la réaction démocratique qui suivit l’expulsion des Trente.

Il le fut aussi de sa croyance à son démon. Qu’est-ce que ce conseiller mystérieux ? C’est encore un point sur lequel les historiens, même les plus récens, sont loin de s’accorder. On sait que Lélut, Moreau (de Tours), ont voulu faire de Socrate un fou, ou à peu près. Il aurait eu des hallucinations de la vue ; la voix démonique était une hallucination de l’ouïe. Déjà, dans l’antiquité, l’auteur, quel qu’il soit, des problèmes attribués à Aristote plaçait Socrate parmi les mélancoliques (nous dirions aujourd’hui les hypocondriaques) en compagnie de Platon, d’Empédocle, d’Ajax, de Bellérophon, de Lysandre et d’Hercule[1]. Socrate un malade ! une pareille thèse ne se discute pas. Mais on peut être halluciné sans être fou, et Brierre de Boismont distingue fort justement les hallucinations physiologiques, c’est-à-dire non morbides, et les hallucinations pathologiques (morbides). Un jeune psychologue, M. Victor Egger, dans un livre plein d’observations personnelles et de fines analyses sur la parole intérieure, après un minutieux examen des textes, arrive à cette conclusion que Socrate eut certainement des hallucinations de l’ouïe, mais qu’elles étaient très simples, très rudimentaires, et qu’elles n’avaient pas un caractère pathologique. Il croyait entendre une voix en lui-même, sans l’extérioriser, sans la rapporter à un corps sonore, visible et tangible, et cette voix, il l’attribuait à quelque chose de surnaturel, de divin (grec).

Selon M. V. Egger, dont l’interprétation, très voisine d’ailleurs de celle de M. Fouillée, est à notre connaissance la plus récente, « le phénomène démonique habituel à Socrate est une manifestation originale et particulièrement vive de la parole intérieure

  1. Récemment, M. Prosper Despine, se fondant sur un passage célèbre du Phèdre, a fait de Socrate un somnambule cataleptique.