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ignorans eux-mêmes n’admettent plus l’action occulte des astres et des comètes ni l’intervention incessante des puissances surnaturelles dans les affaires des particuliers ou des états, la politique a perdu son mystère, et nous avons peine à croire à la sainte ampoule et au droit divin.

A ses curiosités irrésistibles l’homme joint beaucoup d’industrie et d’art inventif, et, comme ses idées, ses inventions ont une influence considérable sur la vie et le gouvernement des peuples. L’emploi presque abusif des machines dans ce siècle a profondément modifié les habitudes domestiques et civiles des classes ouvrières. M. Maine se plaint de la mobilité de notre humeur ; petits ou grands, tout nous invite à nous mouvoir. Autrefois, il fallait avoir beaucoup de temps et d’argent à dépenser pour se donner le plaisir de voyager, de sortir de sa case ou de son trou. Grâce aux chemins de fer, aux locomotives, le voyage n’est plus un privilège ; le goût du déplacement s’est répandu de proche en proche dans toutes les couches de la société, et on ne peut administrer des hommes qui courent comme on administre des hommes qui restent chez eux. Si M. Maine avait employé la première moitié de son livre à signaler tous les changemens intellectuels et sociaux qui poussent les peuples vers la démocratie, il aurait fait œuvre de philosophe. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas le progrès, il est permis de croire que les sociétés modernes, d’où a disparu toute trace de servage et dans lesquelles les différences d’une classe à une autre vont sans cesse s’atténuant, veulent être gouvernées autrement que des empires ou des républiques où les inégalités étaient consacrées par les mœurs et par les croyances avant de l’être par les lois. On n’endigue pas les torrens avec des plaintes et des regrets.

Si M. Maine est sévère pour les progressistes, il l’est plus encore pour les démocrates ; il les larde de ses épigrammes, et il faut convenir qu’il en est dans le nombre de fort déplaisans. Il y a d’abord le démocrate dogmatique et pontifiant, qui considère la démocratie comme une religion, qui revêt l’aube, l’étole et la chasuble pour nous faire adorer les grands mystères et ne se lasse pas de déclarer que le peuple est un être sacro-saint, que tous ses désirs sont raisonnables, que tous ses verdicts sont justes, que sa sagesse est infaillible, que ses décisions doivent être tenues pour inspirées. La voix du peuple n’est-elle pas la voix de Dieu ? Cependant Rousseau lui-même a protesté dans son Contrat social contre ces rêveries de visionnaires : « Comment une multitude aveugle, écrivait-il, qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d’elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile qu’un système de législation ? De lui-même, le peuple veut toujours le bien ; mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé. »

Au surplus, comme le remarque sir Henry Maine, si le peuple est