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y rattachant la description anticipée des événemens humains auxquels cette cloche mêlera sa voix. Elle sonnera la naissance, elle songera la mort, l’émeute et l’incendie. M. d’Indy, plus que Schiller, a fait prédominer sur l’élément descriptif l’élément humain et dramatique. Le fondeur Wilhelm a terminé son œuvre et sent venir la mort. Aux voûtes d’une salle immense est suspendue, encore silencieuse, la cloche bien-aimée que le vieil artiste contemple avec recueillement. Des flancs profonds de la cloche se dégage peu à peu un essaim de visions et de souvenirs ; ainsi l’homme agenouillé dans une église croit voir descendre vers lui les anges qui brillent sous la coupole d’or. — Un jour, Wilhelm venait de naître, on le portait au baptême et les cloches sonnaient. Wilhelm avait vingt ans ; il marchait sous les tilleuls avec sa bien-aimée, à l’heure du crépuscule, et les cloches sonnaient. Un dimanche, filles et garçons dansaient sur la place ; c’était le jour du concours ; tous les artisans étaient réunis, Wilhelm était reçu maître-fondeur et les cloches sonnaient. Elles sonnaient encore, hélas ! pendant cette lugubre nuit que Wilhelm passa dans la tour du clocher, pleurant sa Lénore adorée. Quelle étrange veillée fut la sienne ! A minuit, toute la vieille église s’anima : les charpentes craquèrent, les animaux héraldiques, chimères, dragons, pénétrèrent dans la chambre des cloches. Celles-ci frémirent bientôt, et l’air se remplit de frissons sonores. Les elfes, les lutins, tous les esprits du rêve effleurèrent Wilhelm de leurs ailes et de leur souffle rafraîchissant. Lénore elle-même, couronnée de roses pâles, apparut à son ami et le consola. Enfui, les cloches sonnaient encore quand la ville faillit être la proie de l’incendie et des relues étrangers, quand Wilhelm, accourant sur la place publique, rassembla ses compagnons et sauva la cité des flammes et du pillage.

Voilà pourquoi Wilhelm aime les cloches : parce qu’elles ont sonné sa vie tout entière, cette vie qui va s’achever et qu’il a voulu pour ainsi dire enfermer lui-même dans le sein harmonieux de sa cloche, comme un dernier secret dans le sein d’un ami. Wilhelm a repassé toute son existence ; il a, pendant cette nuit suprême, revécu ses longues années ; son œuvre est faite, il peut mourir.

Mais il mourra sans jouir de sa gloire. Quand, par un beau jour d’été, la cloche est portée sur la grand’place, quand les amis de Wilhelm l’appellent, au moment de l’épreuve, il ne répond pas. Ses rivaux déjà se réjouissent ; si le maître fondeur est absent, disent-ils, c’est que son œuvre est imparfaite, c’est qu’il se dérobe à sa honte certaine ; la cloche ne sonnera pas, Wilhelm est un imposteur, il faut briser les portes de son logis… Mais elles s’ouvrent comme d’elles-mêmes ; des prêtres paraissent : Maître Wilhelm est mort, et son cercueil va passer. Alors, sans que nulle main l’ait effleurée, la cloche