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cherche à quoi tient cette impuissance agitée et inquiète où l’on se débat, la vraie cause est là : elle est dans cette désorganisation croissante que tout le monde sent, dont les pouvoirs publics eux-mêmes sont à la fois les complices et les victimes.

Cette triste vie de tous les jours, si affairée et si stérile avec ses vaines agitations et ses intrigues vulgaires, elle dévore les hommes, souvent les meilleurs et les plus jeunes, qui s’en vont tout à coup sans avoir rempli tout leur destin. Ainsi vient de disparaître, entre l’œuvre de la veille et l’œuvre méditée pour le lendemain, entre deux polémiques, entre deux voyages, un des plus brillans et des plus aimables représentans des générations nouvelles, M. Gabriel Charmes, brusquement arrêté en chemin, à trente-cinq ans. Une mort prématurée, triste suite d’un mal inexorable, ne lui a pas laissé le temps de faire sa moisson complète : elle l’a surpris et brisé dans le plein épanouissement de sa vive et fertile nature ; mais il a vécu assez pour donner à son temps plus que des promesses, pour montrer tout ce qu’il y avait en lui de généreuse et intelligente activité. On aurait dit que ce jeune homme sentait qu’il avait peu de temps devant lui, tant il avait hâte de produire, de prodiguer ses dons heureux dans l’étude de tout ce qui intéressait l’honneur, la sécurité et l’avenir de son pays. Il semblait toujours prêt, et dans tout ce qu’il écrivait il portait, avec un savoir abondant, un esprit rare, l’honnête ardeur d’une âme animée d’inspirations libérales et patriotiques. M. Gabriel Charmes était d’une génération qui n’est entrée dans la carrière que depuis la guerre, après les malheurs de la France, et dans cette génération venue à une heure peu favorable, il a été certes un des talens nouveaux les mieux doués, un des écrivains le plus dévoués à la cause de son pays, il a été de ceux qui ont pris leur tâche au sérieux, qui se sont dit que si la France venait d’être cruellement éprouvée, elle était toujours digne d’être servie avec passion, et qu’on ne pouvait la bien servir que par une étude attentive de ses intérêts extérieurs et intérieurs, par le travail, par le zèle dans la défense de toutes les idées justes.

À cette œuvre M. Gabriel Charmes a donné tout ce qu’il avait de meilleur, le feu de sa jeunesse, la maturité précoce d’un esprit sérieusement nourri, la bonne grâce d’une nature loyale et saine. C’était un jeune sage alliant à la vivacité confiante une raison droite et réfléchie. Il a été ainsi, pendant quelques années, un des plus brillans publicistes, tantôt décrivant avec sagacité les grands mouvemens de la politique européenne, cherchant partout la place et le rôle de la France, — tantôt, comme dans ces derniers temps, mettant toute la souplesse, toute l’ardeur de son esprit à plaider la cause de la réforme de la marine, de façon à intéresser tous les marins. Surpris dans le plein essor de son talent par le mal qui l’obligeait, depuis quelques années déjà, à aller chercher des climats plus doux, il ne se reposait pas un instant.