Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/308

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

argumens dont je reconnais l’efficacité indirecte ; ils sont de nature si joyeuse qu’ils devraient guérir nos humeurs noires par la vertu souveraine du rire. J’ai la quelque part qu’il fallait bien de la mauvaise volonté pour être pessimiste après 89, après les grands principes, après quinze ans de république ; on nous a fait honte de notre découragement en nous disant que M. Thiers n’était pas pessimiste, ni M. Gambetta non plus. Voilà un grand réconfort pour l’éternelle inquiétude de l’âme ! D’autres ont traité la question avec plus d’ampleur, en la ramenant aux vastes problèmes du mal, de la douleur et de la mort ; — du péché, a même dit quelqu’un, et l’on s’est étonné, et l’on n’a pas compris ce qu’il y avait de neuf et de profond dans l’emploi scientifique de ce mot. Je crois pour ma part que, sans remonter à des causes générales, permanentes, vieilles comme le monde, il suffit de dire, pour expliquer l’intensité de la crise actuelle, que le pessimisme est le parasite naturel du vide, et qu’il habite forcément là où il n’y a plus ni foi ni amour. Quand on en est là, on l’invente de soi-même, sans avoir la Schopenhauer. Seulement il en faut distinguer deux variétés. L’une est le pessimisme matérialiste, résigné pourvu qu’il ait sa provende de plaisir quotidien, décidé à mépriser les hommes en tirant d’eux le meilleur parti possible pour ses jouissances. Nous le voyons s’épanouir dans notre littérature. L’autre est le pessimisme douloureux, révolté, et celui-ci cache une espérance sous ses malédictions ; dernier terme de l’évolution nihiliste, il est en même temps le premier symptôme d’une résurrection morale. On a dit de lui avec raison qu’il était l’instrument de tout progrès ; car le monde n’est jamais transformé ni amélioré par ceux qu’il satisfait pleinement.

Pour conclure, notre littérature réaliste ne nous a laissé que le choix entre ces deux formes du pessimisme, parce qu’elle a manqué du sens divin et du sens humain. Inaugurée par Stendhal, puisqu’on y tient, consommée par Flaubert, vulgarisée dans le même esprit par les successeurs de ce dernier, elle a failli à une partie de sa tâche, qui était de consoler les humbles et de nous rapprocher d’eux en nous les faisant mieux connaître. Au point de vue purement littéraire, elle a payé ses torts moraux en ne nous offrant qu’une représentation du monde partielle et déformée, sans air ambiant, sans perspectives lointaines. Du précepte de la création elle n’a retenu que la première moitié : elle a pétri le limon, elle l’a curieusement fouillé, elle en a tiré tout ce qu’il contient ; elle a oublié de lui inspirer le souffle qui fait « une âme vivante. » Cette littérature a cru suppléer à tout par des raffinemens d’art égoïstes ; ce travers l’a conduite à se constituer en mandarinat, à s’isoler de la vie générale, dont elle devrait être la servante. Elle se dessèche