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sujets ou ses voisins, deviendront ses maîtres et les nôtres ; cette révolution me paraît infaillible. » Ségur, mieux informé par son expérience personnelle, disait avec plus de justesse : « Les Russes sont encore ce qu’on les fait ; plus libres un jour, ils seront eux-mêmes. »

Ce jour, qui tarde à venir sous d’autres rapports, est venu du moins pour la littérature, bien avant que l’Europe daignât s’en apercevoir. Vers 1840, une école qui s’intitulait elle-même l’école naturelle, — ou naturaliste, le mot russe peut aussi bien se traduire des deux façons, — a absorbé toutes les forces littéraires du pays. Elle s’est vouée au roman et a produit aussitôt des œuvres remarquables. Cette école rappelait celle d’Angleterre et devait beaucoup à Dickens, fort peu à Balzac, dont la renommée n’était pas encore assise au dehors ; elle devançait notre réalisme, tel que Flaubert allait le fixer plus tard ; quelques-uns de ces Russes atteignaient du premier coup les conceptions désolées et les grossièretés d’expression auxquelles nous sommes venus tout récemment, à force de labeur ; si c’est là un mérite, il importait de leur en restituer la priorité. Mais d’autres écrivains dégageaient le réalisme de ces excès, et, comme les Anglais, ils lui communiquaient une beauté supérieure, due à la même inspiration morale : la compassion, filtrée de tout élément impur et sublimée par l’esprit évangélique. Ils n’ont pas la solidité intellectuelle et la force virile des Anglo-Saxons, de cette race de granit toujours sûre d’elle-même, qui se maîtrise comme elle maîtrise l’océan. L’âme flottante des Russes dérive à travers toutes les philosophies et toutes les erreurs ; elle fait ses stations dans le nihilisme et le pessimisme ; un lecteur superficiel pourrait parfois confondre Tolstoï et Flaubert. Mais ce nihilisme n’est jamais accepté sans révolte, cette âme n’est jamais impénitente, on l’entend gémir et chercher : elle se reprend finalement et se rachète par la charité ; charité plus ou moins active chez Tourguénef et Tolstoï, effrénée chez Dostoïevsky jusqu’à devenir une passion douloureuse. Ils branlent au vent de toutes les doctrines qu’on leur apporte du dehors, sceptiques, fatalistes, positivistes ; mais à leur insu, dans les fibres les plus intimes de leur cœur, ils demeurent toujours ces chrétiens dont une voix éloquente disait naguère : « Ils n’ont pas cessé de compatir à ce pleur universel dont les hommes et les choses, tributaires du temps, alimentent le flot intarissable. » En parcourant leurs livres les plus étranges, on devine dans le voisinage un livre régulateur vers lequel tous les autres gravitent ; c’est le vénérable volume qu’on voit à la place d’honneur, dans la bibliothèque impériale de Pétersbourg, l’évangile d’Ostromir de Novgorod (1056) ; au milieu des productions si récentes de la littérature nationale, ce volume symbolise leur source et leur esprit.