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Mais, en même temps que pour ce public, il l’a faite pour lui-même, qui, sans plus attendre, était déjà poète, et quel poète !

Aussi, dans ce cadre de pantomime galante, parmi ces intermèdes comiques (je parle de la distribution des rôles, de la répétition dans le bois et de la représentation à la cour), où se glisse déjà plus de pensée que la nature de l’ouvrage et le goût de l’auditoire n’en réclament, voici, sous les espèces de réalités innocentes, — qui amusent le spectateur naïf par leur gaité ou même par leur grotesque, — des allégories d’une ironie mélancolique ou même cruelle. C’est Lysandre et Démétrius, parce que le suc d’une fleur a été pressé sur leurs yeux, aimant ce qu’ils haïssaient naguère et haïssant ce qu’ils aimaient : — Un bon tour, dit le parterre ; — Heur et malheur ! pense le poète, et il raille doucement et il plaint les hommes, jouets de leur illusion. — C’est Titania, par le même simple maléfice, adorant soudain un monstre, sans ignorer que c’est un monstre et sans rougir de sa passion : — O la bonne farce ! murmurent les gens à courte vue ; cette gentille fée embrasse une tête d’âne et baise ses « belles larges oreilles » et trouve son braiment harmonieux ; — Hélas ! gémit le poète, cette fée est l’âme humaine, dont l’amour n’est jamais rebuté par l’indignité de son objet. — Ainsi, ce vaudeville sentimental et cette féerie sont symboliques, d’un symbolisme discret, dont chacun prendra ce qu’il veut et pourra même laisser le tout à l’auteur.

Ajoutez que le quadrille de personnages qui fournit les chasses-croisés de ce vaudeville est doué d’une philosophie de l’amour, qu’il exprime soit en paroles simples et touchantes, convenables à tous les temps, soit dans le langage subtil et gracieusement maniéré de l’époque : l’écrivain, dans cette partie de l’ouvrage, a pris ses ébats pour son plaisir.

Enfin, il s’est permis le luxe, entre les divers incidens de cet ouvrage, qu’il donne lui-même pour un songe, et pour le songe d’une nuit de folie (la nuit de la mi-été ou de la Saint-Jean), il s’est passé le caprice de chanter, en plusieurs ariettes, une merveilleuse sérénade à la nature ; il a délicieusement amenuisé sa voix, il s’est fait quasi rossignol et fauvette pour la célébrer, — sous le couvert d’un génie, d’une fée ou d’un sylphe, — avec la fantaisie d’un amant halluciné, en trilles légers et fines cadences… Mais que sert d’essayer des mots qui, auprès de ceux qu’ils veulent rappeler, ne seront jamais que des syllabes sourdes et lourdes ? Disons simplement que, surtout par cette partie de l’œuvre qui est dédiée à la nature, Shakspeare, faisant une féerie pour le public, est pour lui-même resté poète.

C’est que le génie de Shakspeare, ainsi qu’un maître critique l’a démontré hardiment[1], était poétique bien plus que dramatique :

  1. M. Emile Montégut, Essais sur la littérature anglaise.