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combien la croyance d’après laquelle la divinité aimait le sang était répandue dans les temps anciens, et quelles profondes racines elle avait poussées. Sans avoir besoin de l’aller chercher chez les païens, Jéhovah se réjouissait à la vue des victimes, et il n’est pas difficile, en suivant notre filiation religieuse, d’arriver à travers le Golgotha aux gouttelettes de sang que sainte Thérèse, devenue carmélite, versait à coups de discipline devant son crucifix.

Ce Dieu exigeant et redoutable ne se traitait point avec le sans-façon du Dieu débonnaire et un peu sceptique de beaucoup de bons chrétiens d’aujourd’hui. On se donnait à lui si l’on avait un espoir raisonnable d’être « bien avec lui, » selon la jolie expression de sainte Thérèse ; sinon, mieux valait ne pas s’en mêler. En revanche, quand il avait daigné étendre sa main sur vous, de quel bras, avec quelle fidélité invincible, il vous soutenait et vous emportait ! Dans la Dévotion à la croix, de Calderon, un scélérat chargé de tous les crimes ressuscite afin qu’il puisse recevoir l’absolution et être sauvé, parce qu’il est né devant une croix, dont le signe est allé s’imprimer sur sa poitrine. Dieu avait signé un billet ; il a voulu faire honneur à sa signature. Il n’était pas jusqu’à la récompense offerte à ceux qu’il appelait qui n’effrayât en même temps qu’elle attirait. La récompense était un mysticisme à donner le vertige, dont on se racontait tout bas, de peur de l’inquisition, qui se défiait des miracles, les terreurs sacrées et les joies sublimes. L’Espagne était en train d’enfanter la grande école des Juan d’Avila et des Luis de Grenade, qui produisit plusieurs milliers d’ouvrages en prose et en vers; et l’âme des élus se sentait enlever, de degré en degré, d’extase en extase, jusqu’à l’union intime avec son Créateur, mais c’était d’ordinaire au prix d’indicibles souffrances.

Thérèse de Ahumada était trop intelligente pour ne pas discerner que la fête céleste à laquelle elle était conviée serait durement achetée. Elle résista. Son père l’ôta du couvent à seize ans et demi, la promena, l’amusa. Aux grandes raisons importantes qui lui faisaient redouter l’état religieux s’en joignaient de petites : elle avait une peur physique des austérités, et les livres de piété l’ennuyaient. D’un autre côté, elle était poussée vers le cloître, en dehors de la vocation, par un sentiment que plusieurs femmes comprendront. Elle était d’un caractère trop indépendant pour se marier. Obéir à Dieu, passe encore ; mais à un homme ! Une de ses contemporaines, la noble Catherine de Sandoval, dira « qu’il y a de la bassesse à s’assujettir à un homme, » et entrera au Carmel pour échapper à cette honte. Thérèse de Ahumada n’était pas éloignée de penser de même et, avec le bon sens dont toute son imagination ne viendra jamais à bout, elle voyait bien qu’en dehors du mariage il n’y avait pas de