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La religieuse inégale et inquiète des premières années était devenue l’une des grandes figures du monde catholique. Le tout ensemble faisait un être parfaitement noble, sauvé de la singularité, ce grand écueil des natures d’exception, par le plus parfait bon sens qui ait jamais habité une cervelle humaine.

Comment l’existence double que lui créaient ses états particuliers ne troubla jamais cette grande et limpide raison; comment des maux si répétés, si longs, si sauvages., qui la rendaient « comme une morte, » mais une morte criant et gémissant, lui laissèrent la tête si claire qu’elle passa toujours, sans aucun effort, d’un « ravissement » à son plumeau, d’un « miracle » à une lettre d’affaires : c’est là le problème de cette vie extraordinaire. Ses biographies contiennent un trait qui est le raccourci de son histoire. Un jour qu’elle faisait frire un poisson pour le dîner de la communauté, elle fut saisie d’une de ces « extases » qui lui raidissaient les membres, lui étaient la parole et le mouvement. La crise passée, la mère Thérèse, instinctivement, n’avait pas lâché la queue de la poêle et avait sauvé son poisson. Jamais, parmi tant de merveilleux et de surnaturel, elle ne lâcha la queue de la poêle.

Elle avait de grandes vues, un courage d’homme, tranquille et égal. Rougissant des moines et des nonnes de son temps et sachant ce qu’il y avait de chevaleresque dans l’âme espagnole, elle avait compris que plus elle demanderait de traitemens cruels, de renoncemens farouches, de folies selon la chair et selon le monde, plus grandes seraient ses chances de succès. Elle exigea hardiment des choses surhumaines, et elle les eut; elle n’aurait rien obtenu si elle avait moins demandé. Ce qui prouve combien elle avait vu juste, c’est qu’elle fut entraînée plus loin qu’elle n’aurait voulu, obligée sans cesse de retenir, de rappeler que nous avons un corps et que ce corps, lorsqu’on en fait fi, se venge sur l’esprit. «Dieu me préserve, s’écriait-elle, de ces gens si spirituels! » Elle eut à défendre son œuvre contre un corps puissant, contre Rome, contre les fautes des siens; elle la sauva et la légua à la postérité, comme un témoin vivant de ce que peut une femme.

On peut blâmer ses idées, sourire de sa foi candide et de ses familiarités avec la Divinité, redouter son influence sur les têtes jeunes et inexpérimentées : on ne peut pas vivre dans son intimité sans subir, à trois cents ans de distance, la séduction qui domptait ses contemporains et lui faisait soulever des montagnes. La cause de ce charme est facile à saisir. Sainte Thérèse était vivante comme personne ne l’est plus dans notre siècle et comme peu l’étaient même dans le sien, où on l’était tant. Elle ne connut jamais l’indifférence amollissante. Elle détesta la mélancolie, principe de faiblesse,