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raccordée au centre ; mais la figure principale, le saint Jean, nerveux et échevelé, courant et criant dans sa prison, la main droite dressée, dans une vaste auréole de lumière rayonnante, est un morceau hardi et fier, d’une exécution libre, savante, animée, qui réveille et qui réchauffe les yeux attristés par l’uniformité terne et pâle de la plupart des peintures environnantes. Adorons Giotto, admirons Cimabue, ce n’est point nous qui protesterons; mais, par pitié, n’oublions pas que Véronèse et Rubens luisent encore pour tout le monde et qu’Eugène Delacroix a été Français !


II.

C’est dans l’histoire, le nu, le portrait, que la science complète du dessinateur et du peintre peut donner sa plus haute mesure. L’état de ces trois formes supérieures, dont les autres dérivent, marque l’état de l’art dans une école. Les tableaux d’histoire sont rares au Salon de 1886 ; les études de nu, sauf quelques exceptions, y restent médiocres ; le portrait seul y domine par la qualité comme par le nombre. Après le magnifique triptyque de M. Puvis de Chavannes, la page la plus importante que l’histoire y ait inspirée est le Justinien de M. Benjamin Constant. Les deux toiles se font face : on ne saurait imaginer contraste plus frappant. Tandis que les figures de M. Puvis de Chavannes, simplifiées comme dans un rêve, à peine vêtues ou modestement drapées, semblent prêtes à se perdre dans un crépuscule immatériel, les figures réelles de M. Benjamin Constant, énergiquement accentuées, chargées de costumes éclatans, s’étalent résolument dans une architecture solide. La solidité des marbres polis, des métaux reluisans, des étoffes somptueuses, est, en effet, ce qui attire d’abord le pinceau vigoureux de M. Benjamin Constant. Nul n’excelle comme lui à construire, en belles matières, un intérieur de salle silencieuse où la ferme épaisseur des lourdes tentures enveloppe d’une harmonie profonde et sourde le chatoiement des brocarts et des soies, le scintillement des bijoux et des armes. Ses représentations, voluptueuses ou tragiques, de harems orientaux, ont eu un succès mérité. La muraille de marbres polychromes, au. Centre de laquelle siège l’empereur byzantin, protégé par une victoire en bronze dans une niche de mosaïque d’or, est un morceau de maître. Les robes et les chapes, tramées de pourpre et d’or, incrustées de pierreries, dont s’enveloppent les six conseillers assis en rang, de chaque côté de Justinien, le long de la grande muraille, brillent, avec une décision soutenue, du même éclat riche et puissant. Cette somptuosité