Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/597

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du décor écrase les acteurs, dont les fortes têtes, aux chairs basanées, malgré l’effort marqué de l’artiste pour accentuer leurs expressions méditatives, ont quelque peine à respirer dans cet amoncellement de splendeurs. On croit bien deviner ce que M. Benjamin Constant a voulu exprimer. En fixant, avec une étiquette rigoureuse, de chaque côté du maître, immobile dans son large trône, tous ces jurisconsultes qui ne peuvent ni le voir ni se voir entre eux et, en leur faisant donner lecture d’une loi par un misérable scribe accroupi sur les dalles, demi-nu, en haillons, le peintre a voulu sans doute représenter le despotisme oriental dans toute la rigidité et dans tout l’éclat de son formalisme cérémonieux. La pensée était juste et l’exécution est éblouissante. Nous ne pouvons nous empêcher de croire que le résultat eût été plus satisfaisant si le virtuose avait fait plus de concessions au penseur et s’il avait donné aux figures de ses législateurs, dans le luxe qui les entoure, un intérêt mieux proportionné à l’importance de leur rôle historique. On comprend que M. Benjamin Constant, qui exécute à merveille les accessoires, se laisse aller au plaisir d’en jeter à profusion dans ses toiles, mais il ne faudrait pas que les accessoires lui fissent oublier le principal. Ce qu’on pense de son Justinien, on le pensera de sa Judith; c’est un fort beau morceau de bravoure, mais la tête et le torse, tout ce qui peut exprimer une pensée par la physionomie ou par le mouvement, disparaît dans l’éclat des tapisseries, des étoffes, des orfèvreries. M. Benjamin Constant sera un vrai peintre d’histoire le jour où il intervertira les rôles et, sans perdre sa vigueur d’exécution, saura pourtant subordonner la matière inerte à l’humanité vivante.

Dans le groupe qui prend M. Jean-Paul Laurens pour exemple, on donne aussi au mobilier historique l’importance qui lui est due; on n’y dédaigne pas non plus les rendus vigoureux de la matière ; cependant, l’action humaine, volontiers lugubre et tragique, y tient toujours la première place ; l’étude de l’histoire et de l’archéologie s’y traduit souvent par des conceptions intéressantes. Le Grand Inquisiteur chez les rois catholiques, par M. Jean-Paul Laurens, c’est Torquemada, entrant brusquement chez Ferdinand et Isabelle. Il leur reproche de prêter l’oreille aux propositions des juifs qui leur ont offert 30,000 ducats pour continuer la guerre sainte contre les musulmans, avec l’espoir de ne pas être inquiétés dans leur foi. La question sémitique n’est pas nouvelle : « Judas a vendu son maître pour 30 deniers, s’écrie le dominicain fanatique, en brandissant le crucifix, Vos Altesses veulent le vendre une seconde fois. Le voici, prenez-le ! » Ce n’est qu’une anecdote ; le peintre, avec tact, ne lui a pas donné de grandes proportions, mais la scène est