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la vie et dans l’art que les attitudes, les mouvemens, les physionomies de théâtre. Le charme profond de Roméo et de Juliette dans Shakspeare, c’est d’être spontanés, naturels, passionnés jusqu’à l’invraisemblance et à la folie. Notons que, dans Shakspeare, lorsque Juliette s’éveille, Roméo est déjà mort : c’est en voyant son cadavre qu’elle se frappe elle-même. Dans l’opéra qu’on en a tiré il fallait un duo final ; c’est l’opéra, c’est le duo qui a inspiré M. Maignan. Dans l’attitude exaltée de Juliette, dans sa tête tendue du côté du spectateur cherchant le ciel dans ses yeux, dans sa bouche grande ouverte, il est resté quelque chose de convenu qui nous gâte notre plaisir.

Il n’est pas toujours aisé de traduire par le dessin les épisodes les plus émouvans de l’histoire ou de la poésie. C’est un mérite d’avoir l’amour et le respect du passé ; c’est un mérite de savoir l’évoquer sous des apparences vivantes ; mais tout le passé ne se prête pas à l’interprétation plastique et pittoresque. La curiosité littéraire, mal dirigée, peut être plus dangereuse pour un artiste qu’un manque de lettres presque complet. Plusieurs carrières de peintres ont été, de notre temps, perdues par l’excès du dilettantisme. Ce qui s’exprime bien par la plume ne s’exprime pas toujours bien par le pinceau ; or, l’on n’est peintre qu’à la condition de parler d’abord aux yeux par les formes et par les couleurs. M. Rochegrosse est-il bien pénétré de cette vérité élémentaire dont l’oubli a coûté si cher à tant d’hommes d’une imagination merveilleuse, condamnés, par leur infériorité technique, à voir leurs ambitions de peintre continuellement trompées et à ne pouvoir s’élever au-dessus de l’illustration ingénieuse ou brillante du livre? A-t-il médité sur la destinée, glorieuse en apparence, douloureuse au fond et remplie de déceptions, de Gustave Doré, qui avait de trop bonne heure lâché la proie pour l’ombre et qui ne put jamais la ressaisir? Les débuts de M. Rochegrosse, son Vitellius, son Andromaque ont été accueillis avec une rare bienveillance; ils le méritaient. Sous l’encombrement des détails archéologiques on sentait, dans ces tentatives d’un tout jeune homme, une ardeur de recherches et un besoin de mouvement qui semblaient annoncer un remueur de souvenirs et d’images. On désirait une connaissance plus sûre du métier et une observation plus exacte de la nature, c’est-à-dire ce que l’âge et l’étude peuvent donner. La Folie du roi Nabuchodonosor ne nous prouve pas que M. Rochegrosse ait pris assez résolument le bon parti. Sa conception du despote babylonien, se roulant, vêtu d’étoffes d’or chargées de pierreries, dans des monceaux d’ordure, au bas d’un grand escalier (l’escalier de Vitellius et d’Andromaque !) tandis que, sur les marches supérieures ses