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courtisans le regardent avec surprise ou ironie, est la conception d’un esprit plus préoccupé des apparences factices du théâtre que des réalités vivantes de l’histoire. L’apparition fantastique de l’ange diaphane qui écrase le roi dans une lueur verdâtre rappelle bien plus les projections électriques que les divinités assyriennes. La figure principale est exécutée avec énergie et conviction, mais les mamamouchis obèses qui le regardent d’en haut appartiennent plutôt à l’opéra bouffe qu’à l’épopée. Dans cette toile toute pleine de noir, où les ombres sont opaques et l’atmosphère épaisse, comment reconnaître la lumière orientale? A l’âge de M. Rochegrosse, rien n’est perdu, il suffit de se mettre au vert pour se sauver. Le vert pour un peintre, c’est l’étude de la nature, l’observation de la vie, la méditation sur les œuvres des maîtres simples et sains, la pratique du nu, du portrait, du paysage. Les amis de M. Rochegrosse, que ses flatteurs pourraient perdre, lui rendront un grand service en lui prêchant ce régime.

Il est à remarquer que presque tous les peintres qui, par l’exercice de l’étude académique et du portrait, se tiennent en commerce constant avec la nature, s’assurent une longévité particulière de production. Lors même que les chaleurs de la jeunesse se sont apaisées chez eux, ils continuent à progresser ou ils s’affaiblissent avec moins de rapidité que les compositeurs de fantaisie ou les coloristes de tempérament, chez lesquels se fane aussi vite qu’elle s’est épanouie une sorte de beauté du diable séduisante mais passagère. Ils peuvent même presque impunément se prodiguer en des redites toujours intéressantes parce que le fond en reste solide et vrai. Dans la nymphe blanche et nue de M. Henner, qu’il appelle la Solitude, comme dans la tête de fillette, enveloppée de noir, qu’il intitule Orpheline, on retrouve pour la centième fois cette combinaison harmonieusement ménagée des reliefs pâles et des fonds obscurs, cette fusion ingénieusement délicate des formes assouplies dans la lumière qui constituent la personnalité poétique de M. Henner. Il y a chez lui un parti-pris évident, comme il s’en forme un chez tout artiste convaincu et studieux, qui, ayant trouvé sa façon de voir originale, s’y tient, soit par habitude, soit par volonté; mais ce parti-pris, provenant de l’étude personnelle, n’a rien qui ressemble à une imitation d’autrui impuissante et froide. Nous l’acceptons donc, nous l’aimons, nous l’admirons, nous en jouissons, car nous sentons, dans ces répétitions infiniment nuancées du même thème, non-seulement l’inépuisable richesse de la nature, qui offre à un esprit exercé tant de variétés délicates dans le même effet, mais encore l’extraordinaire puissance de l’artiste qui, en fouillant toujours dans la même mine, sait en extraire toujours des trésors nouveaux, dont l’apparence