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si, du moins devant certains jurys de province, les riches et les puissans de la terre ne peuvent pas, dans quelques procès, compter sur une indulgence qui ferait défaut aux misérables. Avec quel art infini Jules Favre sut écarter cette objection dans l’affaire du millionnaire Armand, jugée en 1864 par la cour d’assises des Bouches-du-Rhône ! « Est-ce qu’il y a, s’écriait-il, des pauvres et des riches ? Est-ce que tous les citoyens qui paraissent devant vous ne dépouillent pas les qualités extérieures qui peuvent les décorer? Est-ce qu’ils ne sont pas des créatures de Dieu comme vous, revêtues de l’inviolabilité qui les protège? » Hélas! ainsi l’entend n’importe quel tribunal, car les intentions sont toujours irréprochables. Mais faut-il compter pour rien ce cortège d’amis qui assiège le jury et qui encombre l’audience, cette famille honorable et désolée qu’un verdict affirmatif va couvrir de honte, ce prince du barreau, venu tout exprès de Paris, qu’on attendait comme un autre Talma, dont le nom vole de bouche en bouche depuis plusieurs semaines, aux lèvres duquel tout un auditoire est suspendu? Le juge ordinaire n’a pas de mérite à rester impassible : c’est son métier. Mais ce n’est pas le métier du juré : s’il résiste à tant de séductions et tient la balance égale entre tous les justiciables, c’est plus qu’un honnête homme, c’est presque un grand citoyen.

De toutes les tyrannies, la plus lourde est, pour le jury, celle de l’opinion. Chacun sait qu’il existe plusieurs moyens de former l’opinion publique : à côté de ces mouvemens qui naissent, avec une force irrésistible, des événemens eux-mêmes, il y a des mouvemens factices aussi violens et plus dangereux. Dans les petites villes, les cafés et les cercles s’occupent beaucoup des affaires criminelles, et les accusés y sont, d’avance, absous ou condamnés. Dans les grandes villes, ce sont les journaux qui préparent ou tentent de préparer la conviction du jury, soit qu’ils exaltent les vertus du condamné, vantent ses services, racontent ses souffrances ou qu’ils prennent parti pour la victime et dépeignent en traits de feu toute l’horreur du crime. Le juré doit pourtant, s’il veut bien juger, se dégager des brouillards qui l’enveloppent pour gagner les hauteurs où l’on voit la vérité face à face. Mais qu’il lui faut de force morale et de bon sens pour s’isoler ainsi de tout le monde ! Il nous semble encore assister à certaines luttes soutenues par les avocats, plaidant pour un accusé contre lequel s’est prononcée l’opinion publique : « Si elle est ardente, si elle est hostile, s’écrie Lachaud dans sa défense de l’empoisonneur La Pommerais, est-ce que cela pourra suffire pour entraîner vos consciences? Connaît-elle l’affaire? En a-t-elle, comme vous, pénétré tous les mystères? Ne prend-elle pas l’apparence pour la réalité, etc.? » Mais rien n’égale le cri désespéré jeté