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par Chaix d’Est-Ange à la fin de sa réplique dans la mémorable affaire La Roncière (juillet 1835), alors qu’il se glorifie d’avoir pris cette affaire en mains, contre l’opinion publique égarée, de défendre un malheureux poussé vers l’échafaud par d’aveugles préventions, de se raidir contre des hommes qui l’entourent de leur défiance et de leur défaveur, qui jugent sans savoir et prononcent sans connaître, alors qu’il s’attache à ce client abandonné par les siens, renié par ses amis, maudit par tout le monde, « comme le prêtre qui s’attache au patient et qui, à travers les clameurs du peuple, l’accompagne jusque sur l’échafaud. » Il savait, ce grand avocat, combien il est difficile de soustraire le jury au joug de l’opinion, et l’on peut mesurer la difficulté de la tâche à l’intensité de l’effort.

Enfin le jury ne se laisse-t-il pas un peu trop aisément subjuguer par une belle plaidoirie? Les avocats qui n’en conviendraient pas seraient, en vérité, les plus modestes des hommes. Le juge ordinaire peut, sans peine, fermer son âme aux enchantemens de la parole : il a si souvent entendu de beaux discours! Son devoir professionnel est précisément de faire prévaloir la bonne cause, mal défendue, sur la mauvaise, quand elle serait soutenue par les premiers orateurs du monde. Le juré ne se figure pas non plus qu’il ait à décerner un prix d’éloquence ; mais il le décerne quelquefois à son insu, dans l’élan d’une admiration excusable. j’ai sous les yeux quelques péroraisons de premier ordre : celles de Chaix d’Est-Ange dans l’affaire Caumartin (1843), de Jules Favre dans l’affaire des grands chefs arabes (1873), etc. Quand, après tant d’années, loin du bruit qu’avaient suscité de tels procès, ces paroles nous émeuvent encore, qu’il était difficile aux jurés de ne pas se laisser entraîner ! Je ne puis toutefois m’empêcher de reporter ma pensée vers quelques causes obscures, confiées à d’humbles stagiaires, qui balbutiaient en faveur de leurs cliens des plaidoiries décousues et déconcertaient le ministère public lui-même par l’excès de leur inexpérience. Le jury, mécontent de l’avocat, refusait quelquefois à l’accusé des circonstances atténuantes que les magistrats eussent accordées et le président de la cour d’assises devait provoquer une commutation de peine. Il y a quelque inconvénient à récompenser un accusé du talent qu’a montré son défenseur, mais il serait déplorable qu’on le punît d’avoir été mal défendu.

Tels sont aujourd’hui les plus graves défauts du jury français, que le progrès des mœurs publiques corrigera, d’ailleurs, peu à peu, nous voulons l’espérer. Ses flatteurs et ses détracteurs font fausse route. Les uns l’empêchent de porter tous ses fruits en lui persuadant qu’il est arrivé du premier coup au plus haut degré de