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phrase : Madame, votre fils est mon roi ! — je m’en rapporte à vous, parce que vous êtes peuple;., vous êtes Français, vous êtes peuple, vous acquitterez. » Et, plus loin, comme pour mieux préciser sa pensée : « Vous n’êtes pas appelés ici au même genre de discussion que des juges réunis en chambre d’accusation. Vous êtes jurés et citoyens : vous connaissez l’état de la société; ses besoins généraux, vous les connaissez aussi. L’appréciation de la loi vous appartient. » Ou cette dernière phrase n’a pas de sens, ou elle signifie que le jury peut juger la loi. Cependant, tel n’est pas, dans n’importe quelle société, le rôle d’un tribunal. Celui-ci, quel qu’il soit, ne peut que juger les accusés en obéissant aux lois.

L’avocat méconnaît donc un devoir lorsqu’il discrédite et ruine dans l’esprit des jurés, soit la loi pénale qui est le fondement de la poursuite, soit les lois d’instruction criminelle d’après lesquelles elle est intentée, soit même les agens qui sont les auxiliaires naturels de la justice et sans lesquels les investigations utiles ne pourraient être faites. Un jour, quelques commerçans trop habiles, qui avaient contrefait, de leur aveu, des poinçons servant à marquer les matières d’or ou d’argent, furent traduits devant la cour d’assises des Bouches-du-Rhône : l’avocat représenta l’article 140 du code pénal, aux termes duquel ces contrefacteurs étaient punis des travaux forcés, comme un vestige de l’ancien régime que le jury devait effacer lui-même, et celui-ci se hâta de donner une leçon au législateur en acquittant tous les accusés. Certaines ordonnances rendues par le magistrat instructeur dans la limite de ses attributions, surtout les ordonnances de mise au secret, ont été plus d’une fois dénoncées comme des abus de pouvoir contre lesquels le jury devait protester par un verdict négatif. Avec quelle bonhomie malicieuse Chaix d’Est-Ange, après tant d’autres, bat en brèche, dans l’affaire Hourdequin (18 novembre 1842), l’instruction écrite, essayant de persuader au jury « que le magistrat instructeur, quelque honnête qu’il soit, présente ses impressions à la place des paroles mêmes qu’il a reçues ! » Et la police, sur laquelle on crie si facilement : « Haro ! » à l’audience, mais dont chacun peut, au sortir de l’audience, si difficilement se passer! On croit rêver en lisant dans la première plaidoirie de Jules Favre que la police « fait des répétitions de pillage pour tricher les voleurs ; » que les agens de police « assassinent pour le compte du gouvernement, » que « la France est prostituée à la police ! etc.[1]. »

  1. Il s’agissait d’un procès de presse, et Me J. Favre, jeune encore, était emporté par l’ardeur de ses passions politiques. M. Rousse, appréciant ces premières œuvres de l’illustre orateur, a dit : « c’était bien là l’éruption d’une âme vierge et d’un esprit exalté par la solitude. C’était bien ce chaos juvénile dont parle Cicéron : Amo in juvene unde aliquid amputem. »