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Nous trompons-nous en soutenant que la liberté de la défense a des bornes et que, dans ces diverses circonstances, les bornes ont été passées ?

Parmi les reproches qu’on adresse communément aux avocats d’assises, il en est un autre qu’ils ne méritent pas toujours. Ce n’est pas, dans la plupart des procès, leur faute si l’attention publique est éveillée à l’excès, si l’on se rend au Palais comme on irait au théâtre, si le public le plus bigarré vient chercher des émotions violentes à l’audience criminelle, si des toilettes éblouissantes frôlent les robes noires des légistes et si tout un essaim d’auditeurs des deux sexes prend bruyamment parti tantôt pour l’accusé, tantôt contre lui. C’est souvent la nature de l’affaire, le rang et le nom de l’accusé qui provoquent cette curiosité folle et ces engouemens extraordinaires, c’est quelquefois aussi le talent du défenseur, qui ne peut pas prendre un bâton pour mettre ses admirateurs dehors. « Pendant toute la durée du procès Donon-Cadot, un de ceux qui contribuèrent le plus à illustrer le nom de Chaix d’Est-Ange, un très grand nombre de stagiaires, dit M. Rousse, arrivaient au Palais à six heures du matin avec les vivres de la journée ; la rampe du petit escalier de la cour d’assises, faussée par les chocs de la foule, portait, il y a peu de temps encore, les traces de cet empressement inouï; j’ai laissé là un morceau de ma première robe d’avocat. » Tout cela se passait à l’insu de Chaix d’Est-Ange, qui n’aurait pas pu comprimer cet élan quand il l’aurait voulu. Lachaud lui-même, plaidant pour Troppmann, fut incapable de dompter l’indignation de la foule et d’empêcher qu’elle ne battît des mains en entendant prononcer l’arrêt de mort. Le défenseur ne deviendrait responsable des manifestations que s’il les avait préparées. On sait que les auteurs et les acteurs, quand ils veulent « lancer » une pièce de théâtre, composent la salle, renforcent la claque et commandent des bouquets. Mais peut-on reprocher aujourd’hui à un seul membre du barreau de courir à la gloire par de tels sentiers? Même après la révolution de 1830, alors qu’un auditoire spécial se précipitait sur le Palais, dans les grands procès de presse, pour enhardir toutes les violences de langage et pour décerner des ovations aux accusés, les avocats, si je ne me trompe, ne se sont jamais abaissés à « faire une salle » et à recruter les claqueurs. Ceux-ci venaient d’eux-mêmes, poussés par la passion politique. Ils cherchaient spontanément dans les ardeurs de la défense et dans le bruit que-suscitaient les articles incriminés un aliment à leur propre haine.