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est rentier, marchand, bourgeois, électeur, pour ne se souvenir que de sa magistrature temporaire, s’il s’associe lui-même à tous ces transports, la justice est moins impartialement rendue.

Cependant l’avocat, ayant décidément affaire au public en même temps qu’au jury et le plus souvent porté, dans l’intérêt même de sa cause, à les confondre, s’adresse naturellement à l’un comme à l’autre. Il cherchera presque toujours, et c’est un des traits distinctifs de l’éloquence judiciaire à la cour d’assises, à les associer dans une émotion commune. De là cet abus du pathéthique, moins fréquent d’ailleurs à Paris qu’en province, et qui, du moins à distance, étonne quelquefois les gens difficiles. Il faut rappeler à ceux-ci que les Athéniens eux-mêmes connaissaient ces procédés oratoires et que le morceau bien connu des Plaideurs: « Venez, famille désolée,.. » est emprunté aux Guêpes d’Aristophane. Toutefois, avouons-le, si l’on compare les plaidoyers des Grecs à ceux des Français, nous avons des trésors de sensibilité qui manquaient aux autres. Quintilien a pu soutenir que la péroraison était hors d’usage chez les Athéniens et c’est à peine, en effet, si, parmi les monumens de l’éloquence attique, nous trouvons deux péroraisons : l’une dans le discours d’Andocide sur les Mystères, l’autre dans celui d’Eschine sur l’Ambassade. Au contraire, si nous voulions énumérer toutes les belles péroraisons qui ont ému nos compatriotes, il faudrait écrire un volume. Parfois, c’est une touchante apostrophe à l’accusé, sur lequel on appelle l’attendrissement général, comme dans l’affaire Marie Bière. Parfois aussi, c’est un honorable vieillard qu’on exhibe et qu’on adjure : par exemple, Dupont (de l’Eure) dans l’affaire Davenay[1]. Souvent, c’est une lettre qu’on produit tout à coup, « portant le timbre de la poste et qui n’a pas été faite pour la publicité de l’audience,» mais qui finit par tomber entre les mains du défenseur et dans laquelle éclatent à l’improviste soit les remords, soit les bons sentimens de l’accusé, comme dans l’affaire de Saint-Cyr. Plus souvent encore, c’est une famille éplorée qui remplit la scène : la mère, courbée sous la vieillesse et sous la honte; l’épouse innocente et près de succomber sous le coup qui frappe son mari; les enfans, « qu’on veut rendre orphelins. » — « Les pauvres enfans sont ici ; elles ignorent tout : des âmes pleines de bonté, de charité les ont recueillies à leur foyer; là, elles jouent avec des enfans de leur âge qui, eux, savent le malheur de la mère, mais qui, par un sentiment délicat, placé comme une fleur délicieuse dans le cœur des enfans, se sont gardés d’une parole indiscrète,.. de sorte qu’elles croient leur mère en voyage, aux eaux. Elles disent souvent :

  1. Plaidée par J. Favre devant la cour d’assises de l’Eure, le 13 avril 1841.