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plus exactement, quand il ne s’imaginait pas de viser aux grandes élégances, soit le discours au sujet, soit les différentes parties du discours entre elles. Mais le plaidoyer pour les deux ministres est d’un ordre supérieur et les facultés oratoires du jeune avocat y prennent tout leur essor. Marrast avait écrit dans la Tribune du 9 juillet 1831 : « N’est-il pas vrai que, pour ces marchés de fusils et de draps, M. Perier et le maréchal Soult ont reçu un pot-de-vin de plus de 1 million? » On prétendait, dans l’intérêt du journaliste, qu’il avait voulu poser une simple question. La réponse de Dupin est un chef-d’œuvre de clarté, de bon sens et de verve ironique. Plus véhément encore et plus caustique lorsqu’il justifie les ministres d’un appel fait à l’industrie étrangère pour l’achat de 200,000 fusils, il est interrompu à deux reprises par les murmures de l’auditoire au moment où il proteste de son attachement à le liberté de la presse. Il réplique, avec un sang-froid remarquable en se proclamant, avec un surcroît d’énergie, ami de la liberté, mais de cette liberté qu’on veut pour les autres comme pour soi-même et qui ne consiste pas à venir porter atteinte, dans le sanctuaire de la justice, aux droits sacrés de la défense. Reprenant, dans sa péroraison, ce parallèle entre les deux espèces de libéraux : « Il en est d’autres plus ardens, plus bruyans surtout, qui se disent les zélateurs par excellence de la liberté. A les entendre, eux seuls l’aiment, la comprennent, la défendent. s’ils s’arrêtaient là, on leur passerait encore la prétention, malgré ce qu’elle a de dédaigneux ou d’injurieux pour autrui. Mais beaucoup d’entre eux vont plus loin. Ces hommes, qui vous parlent tant de liberté, ne vous laissent pas celle de penser ou de parler autrement qu’ils ne font. C’est pour eux, non pour vous, qu’ils veulent cette liberté si vantée. Malheur à vous si vous n’adoptez pas leurs doctrines, toutes leurs doctrines, rien que leurs doctrines ! A l’instant même, vous n’avez plus ni talent, ni vertu, ni honneur. Les services passés, on les oublie, si même on ne va pas jusqu’à les nier ou les méconnaître. L’insulte prend la place de l’éloge... » Il faudrait tout lire; mais le portrait est déjà, si je ne m’abuse, assez ressemblant.

De tous les avocats contemporains, nul ne ressembla moins à Berryer que Chaix d’Est-Ange. Chose étrange! celui-ci, dont le talent est composé d’imprévu, de grâce et d’ironie, se survit à lui-même, et nous ne soupçonnions pas, en reprenant la lecture de ses œuvres, qu’il était resté le plus jeune parmi les anciens, le plus vivant parmi les morts. Il résiste aux imprimeurs et, je l’espère, leur résistera longtemps encore. Après tout, c’est lui qui fut, au XIXe siècle, le véritable novateur, lui qui dégonfla la vieille éloquence judiciaire. D’autres ont assurément marché sous ses enseignes ; mais il sonna