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ardeur il demande, au lieu de larmes, de ces larmes que son adversaire vient de lui arracher à lui-même, des preuves, de ces preuves qu’il faut toujours apporter avant de flétrir, avant de déshonorer et d’anéantir un malheureux ! Mais qu’on aille jusqu’au bout de cette réplique ; qu’on relise tout le développement sur la prétendue corruption des domestiques par l’accusé, cet autre passage où le silence de la gouvernante est mis en relief avec un art si consommé, qu’on se rappelle enfin cet admirable mouvement oratoire : « O misères de l’accusation ! ô préventions meurtrières! etc., » qui se dégage si naturellement du sujet et saisit le lecteur comme il étreignait jadis l’auditoire. Tuum enim forum, tuum erat illud curriculum.

a Leur parole, écrivait en 1862 son disciple aimé parlant de ces grands avocats qui sont déjà des ancêtres, a gardé soit dans l’ampleur de sa forme, soit dans sa vigoureuse clarté, soit dans les raffinemens de son incomparable élégance, je ne sais quel souffle d’un grand art qui s’en va. » Si le grand art s’en va, ce n’est pas la faute de Me Edmond Rousse. En admettant qu’il y ait eu, sous l’empire de circonstances exceptionnelles, une sorte d’âge héroïque pour l’éloquence judiciaire comme pour la peinture et pour la musique, M. Rousse est encore au crépuscule de cette éclatante période. Chaix d’Est-Ange lui a transmis au moins une des deux qualités essentielles qu’il se plaît à lui attribuer, le goût, sans lequel l’orateur ne sait pas trouver le mot juste et glisse dans la trivialité, quand il ne se perd pas dans les nuages. Qu’on veuille bien relire le discours prononcé le 2 décembre 1871 à l’ouverture de la conférence des stagiaires : c’est l’histoire du barreau de Paris pendant la guerre et pendant la commune. Quelle simple et noble façon de raconter les grandes choses ! Comme il sait parler des autres en s’oubliant! Il y a quelque chose au-dessus du goût lui-même : l’amour du vrai et la volonté du bien, que toute cette œuvre respire.

Je ne saurais, sans sortir de mon cadre, m’attarder aux procès civils engagés sur les œuvres posthumes de A. Chénier, sur les lettres de Benjamin Constant à Mme Récamier, sur le testament de l’abbé Deguerry, etc., ni même au procès en détournement de mineure plaidé en 1853 devant la cour d’Alger (chambre des appels correctionnels), quoique le récit « de ces amours défendus, malheureux et charmans qu’amènent les hasards et les rencontres de la vie » y soit fait avec une remarquable légèreté de touche et puisse être proposé comme un modèle aux avocats d’assises. Mais je peux du moins signaler le plaidoyer pour Desmazières, accusé d’avoir corrompu ses électeurs[1]. Est-ce qu’on peut corrompre le suffrage

  1. Cour d’assises d’Eure-et-Loir (28 juin 1849).