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J’indiquai M. Pasquier, qui, selon moi, réunissait à un rare degré ces qualités diverses. Le choix fut agréé, mais ce n’était là que le mariage d’Arlequin : « Il ne tiendrait qu’à moi d’épouser cette demoiselle pour peu qu’elle y consentît. » Comment espérer que M. Pasquier, à son âge, dans sa position, avec sa fortune, ses précédens, ses principes, ses amitiés en France, ses liaisons à l’étranger, s’engageât si tôt et si avant dans une entreprise née d’hier, qui pouvait échouer demain, dont le succès, en cavant au mieux, serait pris en aversion et en dédain par le grand monde et les gens du bel air, et qui courait risque d’être mise au ban de l’Europe ?

Eh bien ! telles étaient néanmoins la bonté de la cause, l’imminence du danger, la profondeur de l’abîme ouvert sous nos pieds, et tels étaient, je me plais à le reconnaître, l’excellent jugement et le vrai patriotisme de notre futur mentor, que, s’il hésita, il n’hésita guère ; que, prenant parti, il le prit sur-le-champ. Le soir même, en le rencontrant au Palais-Royal, je le trouvai à peu près décidé, bien entendu sous les réserves que comportait notre état provisoire ; j’ajoute qu’il fut le premier à reconnaître la nécessité de renoncer au titre de chancelier, qui sonnait un peu trop l’ancien régime à des oreilles démocratiques.

C’était pour la seconde fois, en quinze ans, qu’il changeait ainsi de drapeau et d’allégeance par une décision nette et rapide ; il passait en 1830 de la restauration à la monarchie de juillet, comme il avait passé en 1814 de l’empire à la restauration, dès le premier jour et de plein saut. Je l’en ai souvent entendu blâmer par des gens graves et railler par les gens frivoles, mais à tort, ce me semble. Quand on s’est engagé au service d’un gouvernement et qu’on a rempli tous ses devoirs envers lui fidèlement, loyalement, jusqu’au bout, si ce gouvernement vient à tomber par sa propre faute ou par accident, on est quitte envers lui ; on n’est pas tenu d’en mener le deuil ; on est libre de contracter un nouvel engagement, et le mieux, en pareil cas, c’est de le faire tout haut et tout de suite : les ménagemens, les délais, les transitions sont affaire de prudence personnelle et peut-être d’un peu d’hypocrisie plutôt que d’honneur et de probité. M. Pasquier, sous l’empire, n’était ni l’ami personnel de Napoléon ni son obligé ; il l’avait servi en magistrat intègre et vigilant, il avait tiré la préfecture de police du bourbier de la politique, il en avait fait un institution municipale honorée par les gens de bien ; il avait, jusqu’au dernier moment, durant les tristes années 1813 et 1814, veillé aux intérêts de ses administrés et stipulé pour eux avec intelligence et courage à l’entrée des alliés à Paris. La France étant vaincue, l’empereur ayant abdiqué, il voyait se former, par l’entremise des pouvoirs publics, un nouveau gouvernement qui