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les courtes averses plus fines avaient cessé, et les averses à jet continu avaient repris leur train; il semblait même qu’elles fussent plus violentes que jamais. Mais notre décision était prise, nous nous étions fait un cœur d’airain. A l’heure convenue, le clairon retentit, et tout le monde fut en selle. C’était le spectacle le plus tragi-comique que j’aie vu de ma vie. On m’avait annoncé que le départ de l’ambassade donnerait lieu à une manifestation splendide : toutes les autorités religieuses et civiles de la ville, tous les ministres plénipotentiaires, toute la garnison, enfin toute la population, devaient nous accompagner jusqu’à une certaine distance au milieu des plus brillantes et des plus bruyantes manifestations. Et, en effet, personne ne manquait au rendez-vous. Mais, sous les torrens qui tombaient du ciel, on ne distinguait rien, absolument rien qu’une masse boueuse et mouillée, qu’un flot de parapluies, qu’un torrent de manteaux et de caoutchoucs de toutes sortes roulant, à travers les rues et les sentiers, avec des clapotemens sans fin. Je m’étais, quant à moi, tellement recoquillé sur ma selle, tâchant de me faire le plus petit possible pour donner le moins de prise possible à la pluie, que j’avais la sensation de disparaître à tous les regards et que mes compagnons d’infortune ne me paraissaient pas beaucoup plus visibles que moi. Je passai, sans les apercevoir, auprès du chérif d’Ouezzan, du ministre des affaires étrangères, du pacha de la ville, des ministres étrangers. Jamais départ solennel ne fut plus complètement raté. Peu à peu notre escorte s’égrena ; chacun s’empressa de nous laisser à notre malheureux sort. Nous restâmes seuls, nous avançant résolument dans la brume, faisant, à mesure que nous marchions, une trouée plus profonde dans la nuit.

À quelque distance de la ville, notre caravane solitaire commença à se dérouler au milieu de mamelons couverts de myriades de palmiers nains, pareils à une herbe plus haute, plus dure et d’une verdure plus sombre que l’herbe ordinaire; çà et là, des cactus, des moissons couchées par le vent, partout des flaques d’eau, des ruisseaux débordés, des marais où nos bêtes buttaient horriblement. Les chemins les plus détestables de la Syrie et de la Tunisie ne sauraient donner une idée de la viabilité marocaine, même aux environs de Tanger, même dans cette région si voisine de l’Europe, où l’on est toujours obligé, cependant, de traverser, pour avancer, une succession de bas-fonds marécageux. Par cette cruelle saison, ils étaient devenus de véritables fondrières, où mulets, chevaux et chameaux enfonçaient jusqu’au ventre, où les moindres cours d’eau étaient transformés en impétueux torrens. Rien de plus pittoresque, mais rien aussi de plus affreux que la traversée de ces oueds. Nous nous y lancions bravement, plongeant jusqu’à la ceinture,