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Cette dernière ville est située sur l’autre rive du Loukkos, qu’on doit traverser pour y pénétrer. On commence par longer quelque temps le fleuve et l’on passe tout près de vieux débris de navires, que les uns affirment être les derniers restes de la flotte des fameux pirates marocains, et que les autres déclarent tout simplement avoir appartenu à des barques de commerce depuis longtemps détruites. Quoi qu’il en soit, ces carcasses de bateaux aux trois quarts ensablées produisent un effet assez pittoresque. Près d’elles, quelques petits vapeurs européens sont amarrés dans le fleuve qui sert de port. Ils s’étaient tous pavoises pour nous faire honneur, et, d’un peu loin, on distinguait mal leurs drapeaux diversement coloriés des robes de femmes non moins coloriées, dont toutes les terrasses étaient garnies. En descendant de cheval pour passer le Loukkos, nous fûmes accueillis par le consul français M. Delaroche et par toutes les autorités de la province, pacha en tête, qui s’étaient portées à notre rencontre. Il paraît même qu’elles nous avaient fait un honneur inusité en venant nous chercher de l’autre côté du fleuve, aucune ambassade n’ayant été traitée jusque-là avec autant d’égards. Toutefois, cet excès d’honneur n’était pas sans inconvénient, car, si grande que fût la barque qui devait nous conduire sur l’autre rive, il était mal aisé d’y accumuler tant de monde à la fois. Personne ne voulut pourtant rester en arrière et manquer l’entrée en ville, au milieu de la foule énorme que nous voyions massée dans le port pour nous recevoir. j’ai eu là un premier spécimen et comme un avant-goût de l’armée marocaine. Elle était représentée par une vingtaine de soldats en veste rouge, mais parfaitement déguenillés, que commandaient trois officiers dont les deux premiers avaient un sabre qu’ils tenaient à peu près comme on tient des cierges aux processions, et dont le troisième, à défaut de sabre, portait fièrement de la même façon une baguette de fusil. Les hommes avaient des fusils plus ou moins sans baguette; les tambours battaient aux champs à la manière française et les commandemens se faisaient en français, ce qui est toujours agréable à entendre. Derrière les soldats qui s’empressèrent de nous escorter, marchait toute la ville, j’entends toute la partie masculine de la ville, car la partie féminine était sur les terrasses où l’on voyait des Mauresques couvertes de leurs voiles et des juives aux formes d’une opulence toute orientale, vêtues de robes roses, bleues, vertes, jaunes, violettes, enfin de toutes les couleurs de la création. La foule poussait des cris d’enthousiasme, les femmes hurlaient du haut de la tête sur un mode strident et prolongé, ce qui est, dans tout le monde arabe, de l’Orient à l’Occident, une manière très aimable de vous souhaiter la bienvenue. Nous n’avions pas à aller bien loin, le consul français nous ayant préparé à déjeuner dans sa