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de notre départ d’El-Arâïch, lorsque nous reprîmes, toujours à quatre heures et demie du matin, la route de Fès, en passant devant la k’oubba de Lella-Mîmouna-Taguenaout, où une vapeur blanche, glissant des feuilles des cactus, se déchirait aux premiers rayons du soleil, comme les voiles mêmes de Lella-Mîmouna s’étaient déchirés aux regards brûlans de Sidi-Bou-Selham. Nous continuions à marcher dans de longues plaines médiocrement pittoresques, où aucun objet qui pût la distraire ne provoquait notre imagination. C’était toujours une contrée d’une grande richesse naturelle, mais à peine cultivée par ses habitans, une sorte de Beauce qu’on aurait oublié de labourer et qui se vengerait du dédain des hommes en faisant pousser, à côté de moissons maigres, des chardons gigantesques, des mauves aux fleurs rouges, inconnues, je crois, en France, et presque aussi grandes que des arbustes ; enfin, toutes sortes d’herbes et de fleurs d’une taille deux ou trois fois supérieure à celle qu’elles ont chez nous. Nos chevaux buttaient dans la boue, et comme les sentiers étaient plus défoncés encore que tout le reste du pays, nous passions sans hésiter au milieu des champs de blé, dont on peut se figurer aisément l’aspect lorsqu’une caravane telle que la nôtre les avait traversés. Mais, en Afrique, personne ne fait attention à de telles misères! Il est convenu que les cultures doivent être foulées, qu’elles sont faites pour remplacer les routes, lorsque celles-ci ont besoin d’être remplacées, ce qui arrive toujours. Au bout de l’étape, nous allâmes camper à Kariat-el-Habbâsi, c’est-à-dire à côté de la maison ou du village du cheik El-Habbâsi. Ce cheik, un des plus importans du pays, qui était accouru à notre rencontre avec une magnifique escorte de cavaliers, venait de marier sa fille au fils du grand-vizir, lequel est cousin germain du sultan. Grâce à cette alliance, dont il se félicitait beaucoup, bien que son gendre fût à moitié idiot, le cheik El-Habbâsi a vu son importance croître encore. C’est un beau vieillard à la physionomie intelligente, aux traits fins, qui m’a paru un des très rares Marocains doués d’une certaine distinction naturelle. Nous étions campés sur une colline qui dominait de quelques mètres son village, ou plutôt sa ville, car c’est le chef-lieu d’une province. Qu’on se figure un ramassis de maisons noires construites en pisé, serrées les unes contre les autres, séparées à peine par des ruelles fangeuses, avec des toits formés de chaume ou de branches. Seule, la maison du cheik, peinte en blanc à l’extérieur, dénotait quelque luxe. Cet ensemble de constructions misérables serait hideux si la ville n’était entourée d’une haie de cactus non moins élevée que les maisons, et si partout, à l’intérieur, ces mêmes maisons n’étaient dissimulées par d’autres haies de cactus. A quelque distance, un village ressemble à un bois de cactus sur lequel seraient posées des centaines de nids de cigognes.