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en beaux caractères, un personnage grave, vêtu des plus somptueux vêtemens blancs, se plaça au milieu de nous pour faire le thé. Il faut savoir qu’au Maroc le café est inusité, et que la boisson qu’on vous offre partout est le thé. On dirait que les Anglais ont passé par là! Que le ciel les confonde! Rien ne vaut le café turc et arabe de l’Orient, avec sa mousse crémeuse et son arôme exquis, tandis que le thé du Maroc est une boisson des plus médiocres. Mais les Marocains ne connaissent pas le café turc ou arabe. De plus, ils ne fument pas, sauf le kif qu’ils fument en cachette. Pour un homme qui a vécu en Orient, il est impossible de regarder comme de vrais musulmans des gens qui ne fument pas, et qui ne prennent pas de café. Je crois bien qu’au contraire c’est par excès d’orthodoxie que les Marocains font ainsi : mais c’est une orthodoxie bien peu pittoresque. Il faut pourtant ajouter, comme circonstance atténuante, que le thé marocain, qui se nomme ataî, est assaisonné de menthe, nommée nânâ, et de verveine, appelée, d’après un mot espagnol, luisa, ce qui l’empêche de ressembler tout à fait au détestable thé des Anglais. Voici comment on le prépare et comment on le boit. A peine le grave personnage dont je viens de parler s’était-il assis au milieu de nous, qu’un esclave noir plaça devant lui un plateau contenant une rangée de tasses assez petites, deux théières, un vase rempli de menthe et de verveine, un autre rempli de thé, une boîte pleine de sucre et quelques petits verres. Un second esclave noir approcha un trépied de forme élégante sur lequel chauffait une sorte de samovar en cuivre. Le préparateur commença par mesurer dans le creux de sa main la quantité de thé qu’il jugeait à propos de mettre dans chacune des théières. Puis il fit verser de l’eau par l’esclave noir, lava les feuilles, ainsi que nous faisons en Europe, et jeta le résidu. Ceci fait, il choisit deux énormes morceaux de sucre et les plaça dans les théières, qu’il fit remplir d’eau chaude. Quand il jugea l’infusion à point, il vida une certaine quantité de thé de chacune des théières dans deux verres différens, goûta et reversa ce qui restait au fond des verres dans les théières. Il ajouta alors un peu de sucre ou un peu de thé ; regoûta, ayant toujours soin de reverser ce qu’il ne buvait pas dans les théières. Le thé était à point, ce qu’il nous indiqua par un moyen fort connu de tous ceux qui ont assisté à un repas arabe, moyen bruyant et parfumé, après lequel il faudrait n’avoir ni ouïe ni odorat pour conserver un doute sur la satisfaction qu’éprouve l’estomac de celui qui l’emploie. La première tasse ne contient que du thé. Le préparateur verse alternativement dans chaque tasse du thé de chaque théière pour que les qualités et les défauts se compensent. On boit à tour de rôle et on remet les tasses sur le plateau. Alors commence la seconde opération, tout