Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/883

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la légation, où, il y a peu de temps encore, cette dernière faisait la vaisselle, n’agitant plus que sur des assiettes sa chevelure d’ébène et ne montrant ses dents d’ivoire qu’aux marmitons. Le caïd Alkalaï n’a plus la fière tournure que lui a donnée Henri Regnault. Maigre comme un piquet de télégraphe, la moustache taillée à l’impériale avec une barbiche des plus pointues, la figure ridée comme un vieux parchemin, les épaules tombantes au point qu’elles n’existent presque plus, le corps long et osseux, les jambes grêles, il a un faux air de don Quichotte qui frappe au premier abord. Et j’ose dire qu’il vaut l’illustre chevalier de la Triste Figure, qu’il n’est pas moins dévoué, pas moins prêt à tous les sacrifices, pas moins noble de cœur et de caractère. Son unique passion est la légation de France, pour laquelle il se ferait hacher menu comme chair à pâté. Il faut le voir dans une ambassade pour juger de sa valeur. Toujours debout, toujours alerte, toujours veillant et surveillant, c’est lui qui fait tout aller, qui fait dresser les tentes, charger et décharger les bagages, passer les fleuves, gravir les montagnes et traverser les plaines. Il fait tout cela sans précipitation, sans faux empressement, avec une dignité superbe. Lorsqu’il circule au milieu des Arabes coiffé d’un turban gigantesque, assez semblable aussi à l’armet de Mambrin, il est impossible de ne pas admirer l’activité dévorante et calme de sa comique personne. Autour de lui, les Arabes ne se pressent pas ; ils invoquent le nom d’Allah, espérant sans doute que Dieu fera la besogne pour eux; ils se font des politesses mutuelles ; ils pratiquent de leur mieux la maxime : Pas de zèle! Il fallait les voir lever ou dresser le camp, lorsqu’Alkalaï, par hasard, n’était pas là. Quelle nonchalance ! Quel temps gaspillé ! J’ai dit que les Marocains étaient fort grossiers envers tout chrétien : ils ne l’appellent que tager, ce qui veut dire marchand ; jamais ils ne le traiteraient de sidi, c’est-à-dire monsieur. Mais le moindre portefaix, s’adressant au moindre de ses confrères, lui donne sans hésiter du sidi à pleine bouche. j’entendais constamment dans le camp: «Sidi, relève cette toile ! Sidi, prends cette corde! » Et tous ces sidis, se faisant des complimens mutuels, ne faisaient pas autre chose. Ce qui ajoutait à la confusion, c’étaient les soldats français qui se mêlaient de donner des ordres aux indigènes dans le plus pur gascon, et qui s’étonnaient de n’être pas compris. j’avais, quant à moi, un domestique basque qui leur parlait en son patois et qui les traitait de ganaches en voyant leur ébahissement. Il est revenu convaincu qu’un peuple qui ne comprenait pas le basque était tout à fait abruti. Les soldats poussaient tous les jurons des casernes, ce qui aurait fort choqué les Arabes s’ils se fussent doutés que le nom de Dieu, ce nom de Dieu qu’ils invoquent si pieusement, était maltraité de la sorte. Au plus fort du vacarme, Alkalaï arrivait, et