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qu’il y a bien des réserves à faire, les produisent au grand jour[1]. Voici d’abord l’extrait dont nous parlons.

« Demain la guerre éclate ; un torpilleur autonome, — deux officiers, douze hommes d’équipage, — a reconnu un de ces paquebots porteurs d’une cargaison plus riche que celle des plus riches galions d’Espagne; l’équipage, les passagers de ce paquebot s’élèvent à plusieurs centaines d’hommes,.. le paquebot répondrait par un obus bien pointé qui enverrait au fond le torpilleur... Donc le torpilleur suivra de loin, invisible, le paquebot qu’il aura reconnu et, la nuit faite, le plus silencieusement et le plus tranquillement du monde, il enverra aux abîmes paquebot, cargaison, équipage, passagers ; et, l’âme, non-seulement en repos, mais pleinement satisfaite, le capitaine du torpilleur continuera sa croisière.

« Tous les cœurs sensibles que le XVIIIe siècle nous a légués peuvent gémir, tous les congrès de la paix peuvent tenir leurs assises humanitaires, tous les diplomates peuvent, en des congrès aussi pratiques, édicter de nouveaux codes de lois de la guerre ; par cela seul que la guerre éclatera entre deux nations maritimes, et parce que le lion est lion pour déchirer sa proie surprise sans défense, le torpilleur est torpilleur pour torpiller les navires ennemis surpris sans défense, chaque nuit couvrira de ses ombres silencieuses et protectrices, chaque point de l’océan verra s’accomplir de pareilles atrocités. D’autres peuvent protester ; pour nous, nous saluons en elle la sanction suprême de cette loi supérieure du progrès dans laquelle nous avons une foi ardente et dont le dernier terme sera l’abolition de la guerre... »

Ce tableau saisissant de la funeste destinée promise à tout bâtiment ennemi assez audacieux pour s’aventurer à la mer en temps de guerre est bien fait pour produire sur l’esprit public une impression profonde, mais que nous n’aurons pas de peine à ramener à des proportions beaucoup moindres. Qu’on se rassure donc; il y a une bonne dose de poésie et d’imagination, non-seulement dans cette foi ardente en l’abolition de la guerre, mais aussi dans la peinture émouvante de cette sinistre toute-puissance d’un côté, de ce péril universel de l’autre, qui nous montre les torpilleurs voués toujours à des triomphes faciles et les vaisseaux de guerre ou de commerce à une perte inévitable.

Il se tromperait d’une étrange façon, il émettrait le plus pernicieux des paradoxes, le philanthrope imaginaire qui viendrait nous dire : Accroissons les maux de la guerre jusqu’à les rendre intolérables;

  1. l’auteur a présidé, pendant deux ans, la commission des défenses sous-marines à Brest et à Toulon et a assisté en cette qualité, étant officier général, à de très nombreuses expériences.