Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/899

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

poussons-en les horreurs jusqu’à l’extrême, et nous marcherons ainsi vers le dernier terme de la loi du progrès, vers l’abolition de la guerre. Par un accord unanime des peuples, le nom de la guerre sera rayé de la liste lamentable des fléaux ; nous serons les bienfaiteurs de l’humanité.

Celui qui parlerait ainsi serait un poète, un rêveur plutôt qu’un philosophe. ; il ne se rendrait compte ni du caractère de l’homme, ni des conditions de la société humaine. Est-ce que la vue des ravages qu’ils font a pu abolir le vice et la débauche ? Est-ce que jadis le supplice épouvantable de la roue avait aboli le vol de grands chemins? Est-ce que de nos jours le spectacle sanglant de la guillotine a aboli l’assassinat? Pourquoi donc la pensée de maux passés ou avenir suffirait-elle pour abolir la guerre?

Rien n’abolira la guerre; les passions, les intérêts, les besoins, les ambitions, les rivalités, les haines, croyez-vous que tout cela va s’arrêter à jamais devant le souvenir facilement effacé des malheurs subis par ceux qui nous ont précédés, ou devant la crainte de maux qu’on espère toujours d’infliger aux ennemis et auxquels on se flatte de pouvoir échapper soi-même? Les peuples éprouveront des momens de lassitude et le besoin du repos, mais ce ne sera que pour réparer leurs forces ; plus la guerre aura été terrible, plus ils auront souffert, plus se développera dans leur sein le désir de la revanche.

Les leçons du passé n’ont jamais empêché les hommes d’obéir à leurs passions et de suivre le penchant de leur nature ; la guerre ne cessera jamais d’être, en certains momens, regardée comme une nécessité, tantôt par les gouvernemens qui y précipiteront les peuples, tantôt par les peuples qui y pousseront les gouvernemens, les uns et les autres agissant, soit pour céder à d’irrésistibles entraînemens, soit pour sauvegarder leur honneur, leur situation, leurs moyens d’existence ou leur existence même.

Voilà la vérité. Ce serait un grand malheur si l’idée se répandait que de l’excès des horreurs de la guerre doit naître le règne de la paix perpétuelle et que, par conséquent, il n’y a pas, à la guerre, de cruauté inutile, et qu’il est même bon de les multiplier. Ne pensez pas cela ; croyez, au contraire, que les rigueurs inutiles à la poursuite du but de la guerre sont, non-seulement des crimes, mais encore des fautes qui se retournent toujours contre ceux qui les commettent. Combien de fois avons-nous vu les sentimens qu’elles excitent changer la face des affaires, et des vainqueurs de la veille faire les vaincus du lendemain ! Combien de fois la soif de la vengeance a rendu éphémère une paix qui sans elle eût été durable ! Il n’est ici nullement question de la sensiblerie du XVIIIe siècle; si cette sensiblerie à l’égard des rigueurs nécessaires a paru ridicule,