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La promenade semble une ascension. L’œil y remarque à peine les détails : pour s’apercevoir que telle maison est belle, telle autre somptueuse, telle autre encore basse et vulgaire, il faut s’appliquer. Les plus vilains fiacres ne déparent point la circulation ; les beaux chevaux et les beaux équipages ne retiennent l’attention que des amateurs. On ressent une impression générale de bien-être, de beauté, d’élégance, de grandeur. Dans les Tilleuls, la rangée monotone des maisons claquemure l’œil ; chaque détail est là pour son compte, tenant sa place, encombrant, gros; le cocher de chaque voiture, chaque fiacre dégingandé est en pleine valeur. Il n’y a ni perspective, ni harmonie.

Le bois de Boulogne a des dessous et des coins; il se souvient d’avoir été un vrai bois. Il finit à la Seine, et le Parisien qui arrive au bord de l’eau, découvre les collines de l’autre rive et l’imposant Mont-Valérien. Le fleuve est large : entre ce bois et ces hauteurs, il coule avec une gracieuse fierté. Là, on respire à pleins poumons ; on ouvre les yeux à la vaste lumière ; on a la sensation du dehors, presque l’illusion d’un voyage. Le Thiergarten a beau n’être pas fermé : il a des façons de parc muré ; il ne faut rien lui demander que d’exécuter sa consigne, qui est d’être une promenade. Il finit brusquement dans le désert; parvenu au terme, on n’a rien de mieux à faire que de rentrer ; or c’est chose parfaitement ennuyeuse que de n’avoir plus qu’une chose à faire.

Je ne voudrais assurément pas médire de Berlin. Nous avons écrit mainte sottise et plus d’un mensonge sur cette ville. Le Français qui s’imagine qu’on n’y sait pas vivre se trompe grossièrement : la vie berlinoise a de grands agrémens pour les gens sérieux et même pour les autres ; elle est surtout commode, bien aménagée, plus libre que la nôtre; mais ce sont choses qu’on aperçoit à la longue, et, même après qu’on les a découvertes, on ne prend pas son parti de certaines laideurs, le rectiligne, le convenu, la recherche du grand sans la rencontre. L’universel placage qui enduit les maisons et les palais fatigue et irrite. On voudrait gratter pour trouver la vraie brique, qui consente à n’être que de la brique. Cette façon de cacher le squelette donne envie de le chercher. Vous pensez malgré vous que tout cela fera dans des siècles une vilaine ruine en monticules, où les archéologues trouveront des débris de tous les styles, rien qui soit du lieu. Les impressions que m’a données la première vue de Berlin, il y a longtemps, je les retrouve à chaque voyage ; mais, cette fois-ci, ces rues peuplées et vivantes, cette circulation active, l’aspect de ces visages calmes, l’allure des gens qui est lourde mais solide, la simplicité de la tenue, l’accroissement indéfini, me donnent l’idée de la richesse, de l’entraînement au travail, d’une installation qui s’achève dans la puissance.