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Une autre peur raisonnée, et d’une nature plus étrange, c’est la peur de la mésestime. L’orateur qui va prononcer un discours, le poète qui va lire ses vers, l’acteur qui va jouer son rôle devant un grand auditoire, ont, les uns les autres, un sentiment d’effroi, de crainte, qui est véritablement de la peur. L’habitude émousse cette sensation ; et cependant de grands orateurs et des acteurs célèbres n’ont jamais pu paraître en public sans ressentir une émotion intense. Il est vrai que cette frayeur, extrême avant qu’ils aient commencé, souvent disparaît complètement dès qu’ils ont prononcé les premières phrases. Alors le sang-froid revient : ils se retrouvent maîtres d’eux-mêmes, et, emportés par la passion, ils oublient leur frayeur, si forte qu’elle ait été au début.

Cette peur est d’un ordre moral très élevé ; elle fait partie des sentimens intimes qui nous portent à considérer tout jugement défavorable porté sur nous comme une blessure faite à notre personnalité psychique ; de même qu’une incision fait une blessure sanglante à notre personnalité physique. On peut donc, je pense, assimiler cette peur de l’orateur à la peur du patient qui va subir une opération, avec cette circonstance aggravante que le patient n’a qu’à être patient, c’est-à-dire inactif, tandis que l’orateur sent que le jugement de l’auditoire dépend de lui-même ; de son éloquence, de la justesse et de la profondeur de ses idées. Il a donc raison d’être effrayé ; car son destin est entre ses mains.

La peur de la mésestime, c’est la timidité ; et vraiment les gens qui sont timides, quand ils doivent paraître en public, ressentent une angoisse terrible, avec tremblemens, sueurs, pâleurs, état syncopal, tous symptômes qui sont absolument les mêmes que les symptômes de l’épouvante en face d’un danger mortel.

Mais nous n’entrerons pas dans l’histoire psychologique, si intéressante qu’elle soit, de ces terreurs morales. De même, nous n’avons pas à parler de l’épouvante que détermine l’idée du danger et de la mort qu’on sait menaçante. Car ces sentimens ne nous expliquent pas l’origine même de la peur. Il n’y a que les peurs irréfléchies qui puissent nous révéler la nature même de la peur, depuis ses origines animales jusqu’à l’homme.


D’abord, il y a un sentiment tout à fait spécial à l’homme, paraît-il, — chez les animaux le phénomène n’a guère été observé avec quelque soin, — et qui ne semble pas être tout à fait identique à la peur, quoiqu’il soit de même nature : c’est le vertige.

Le vertige est déterminé par la vue d’une grande profondeur dont on n’est séparé que par une faible barrière. Qu’un individu, non habitué à de pareilles excursions, essaie de traverser un échafaudage de cathédrale, à 40 ou 50 mètres au-dessus du sol, sur