Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/114

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

ni moi, ni mes camarades, nous n’eûmes le moindre sentiment de vertige. Souvent G. Tissandier m’a dit qu’en ballon jamais personne n’a le vertige. C’est là une anomalie que je ne comprends guère. On a prétendu qu’il fallait, pour sentir le vertige, avoir eu quelque sorte la notion d’une profondeur, notion qui est exclusivement donnée par les angles rentrans ou saillans, tels qu’on les voit en se penchant du haut de la tour ou d’une cathédrale. Mais cet essai d’explication ne me satisfait pas complètement.

En tout cas, le vertige est une peur véritable, peur tout à fait protectrice, puisque elle tend à nous préserver contre les périls des lieux élevés, sans barrière défensive contre la chute.

C’est un exemple excellent de réflexe psychique : car le vertige de l’abîme réunit toutes les conditions des réflexes psychiques. Il est involontaire, conscient, dépendant du sens de la vue, et variable avec les individus. Il est facilement modifiable par l’éducation et l’habitude. De même qu’on peut s’habituer, ainsi que j’en ai donné mon propre exemple, à cheminer sans frayeur, la nuit, dans une forêt très sombre, de même on peut s’habituer à traverser, sans ressentir le plus léger vertige, de petits échafaudages qui n’ont pas de barrière et qui se balancent au-dessus du sol. Les couvreurs, les pompiers grimpent sur les toits sans émotion ; les montagnards se hissent le long des précipices et descendent des glaciers à pic sans que la tête leur tourne. C’est affaire d’exercice et d’habitude. Si l’on veut ne pas avoir le vertige, le mieux à faire est de s’exercer, de s’habituer progressivement à cheminer dans des endroits escarpés, le long d’un précipice, et cette vue finira, avec l’habitude, par devenir tout à fait indifférente.

Rien n’est aussi excusable que le vertige. Le vertige est aussi involontaire et soustrait à la volonté que peut l’être le mal de mer, et il serait bien ridicule d’en faire à qui que ce soit le reproche. Oserait-on dire d’un homme qu’il manque de bravoure, parce qu’il ne peut pas se pencher sur un ravin profond sans que la tête lui tourne et que les jambes tremblent ? Certes, parmi les gens qui ont le vertige, on en trouverait de fort braves, ayant commis dans leur vie plus d’un acte d’héroïsme ; mais ce courage spécial leur manque, et il ne faut pas leur en vouloir.

J’oserai dire qu’une peur, quelle qu’elle soit, mérite autant d’indulgence que le vertige. Le malheureux qui n’ose pas aller dans une ville où règne le choléra est aussi peu maître de son émotion que celui qui pâlit en face du précipice. Mon indulgence, qu’on jugera peut-être coupable, s’étend à l’un et à l’autre.


L’émotion que détermine un bruit violent, soudain, inattendu,