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il détourna la rivière qui alimente la ville et qui passait au pied des murs du palais du sultan, afin de faire devant le palais une place d’armes retranchée, qui a près de quatre hectares de superficie, avec deux ponts aux extrémités pour le passage des troupes. Il avait eu de ses Mauresques deux fils, qui sont encore dans l’armée du sultan ; mais aucun des deux ne sait un mot de français : ce sont de simples Marocains !

Notre campement près du pont d’Abd-er-Rahman ne laissait pas que d’être fort pittoresque. J’ai dit que nos tentes étaient dressées sous des tamaris en fleurs : la fraîcheur de la rivière arrivait jusqu’à nous, et ses eaux poissonneuses offraient une distraction facile à ceux d’entre nous qui aimaient le plaisir de la pêche. Pour moi, j’étais absorbé par un plaisir d’un autre genre. Le lieu où nous étions servait d’emplacement à un marché, et comme c’était le lendemain qu’il devait se tenir, on voyait des groupes de paysans et de paysannes arriver de tous les côtés et s’installer tranquillement sur les deux rives de l’oued Mikkès pour y passer la nuit. Quelques-uns, mais c’était le bien petit nombre, avaient des tentes. Les autres couchaient à la belle étoile, ou plutôt sous la brume, car le ciel se voilait presque tous les soirs de nuages épais et bas. Ils ne semblaient pas s’en tourmenter, ni craindre en aucune manière les rhumes ou les rhumatismes. Toutefois, dès qu’ils eurent appris qu’il y avait un médecin, un toubib parmi nous, — le médecin de la mission militaire française qui était venu nous rejoindre, — ils s’empressèrent de se présenter en foule pour le consulter. Toute la journée, ce fut vers sa tente une procession ininterrompue. Je m’y étais installé, jugeant le lieu favorable aux études de mœurs, et voici les scènes, ou plutôt la scène que j’ai vue se reproduire à satiété jusqu’au coucher du soleil. Une douzaine d’hommes s’avançaient à la fois, s’accroupissaient autour de la tente, et commençaient à regarder le médecin sans rien dire. Celui-ci leur adressait alors la parole, leur demandant ce qu’ils avaient, de quel mal ils se plaignaient. — Oh ! tu le sais bien, répondaient-ils avec un air malin. — Et comment veux-tu que je le sache ? répondait le médecin. — Si tu l’ignorais, tu ne serais pas un savant. À quoi te sert ta science si tu ne devines pas de quelle maladie nous souffrons ? — Dans tout le Maroc, la même idée est répandue : partout les médecins européens sont regardés comme des sortes de sorciers qui doivent, rien qu’en regardant le malade, constater de quelle infirmité il est ou se croit atteint. — Si nous te disons ce que nous avons, répétaient-ils, il n’y aura pas de mérite pour toi. — La conversation sur ce thème durait une bonne demi-heure. Le médecin gardant toujours le silence, quelques paysans s’adressaient à moi : — Voyons, toi, me disaient-ils,